Le texte suivant est le chapitre 15, tome V (et dernier) de L'Histoire de Juifs, écrit par Graëtz (de 1853 à 1870), traduit de l'allemand en par Moïse Bloch, édité par la Librairie A. DURLACHER en 1897. Source : BNF-Gallica L'édition originale allemande comprenait 12 volumes que l'auteur résuma par la suite pour en faire une édition moins savante, plus populaire, accessible à tous. C'est cette dernière édition qui fut traduite à partir de 1882. Il est indispensable de compléter les informations qui suivent par la lecture des mémoires de MM. Molé et Pasquier qui furent des commissaires impériaux lors de ces assemblées. |
LE SANHÉDRIN DE PARIS ET LA RÉACTION (1806-1815)
Pendant l'époque
orageuse de la Révolution, les paysans d'Alsace avaient cessé
de produire contre les Juifs de cette province leur accusation
habituelle d'usure. C'est que créanciers juifs et débiteurs
chrétiens avaient subi le même sort : tous étaient
réduits à la misère. Au sortir de cette
tourmente, de nombreux Juifs qui, par leur activité et leur
intelligence, avaient réussi à acquérir de
nouveau quelque fortune, reprirent leur ancien commerce d'argent. Ils
y étaient en partie contraints par la nécessité
de gagner leur vie et s'y trouvaient encouragés par les
circonstances. Les hommes mûrs ne pouvaient pas, à l'âge
où ils étaient arrivés, se mettre à
apprendre l'agriculture ou la pratique de métiers manuels.
D'autre part, le moment était favorable, pour ceux qui avaient
de l'argent, à la réalisation de gros bénéfices.
Des «biens nationaux», confisqués sur le clergé
et la noblesse, étaient alors à vendre, et les paysans
d'Alsace, désireux d'en acquérir, manquaient des
capitaux nécessaires. Beaucoup d'entre eux avaient même
dû vendre, pendant les années troublées de la
Révolution, tout leur bétail et leurs instruments de
labour pour ne pas mourir de faim. Ils s'adressèrent alors aux
capitalistes juifs, qui leur avancèrent de l'argent sur
hypothèque, probablement à des taux très élevés.
Mais si les Juifs bénéficièrent de cette
situation, les paysans aussi y trouvèrent leur compte. Dénués
de tout à l'origine, ils acquirent peu à peu une
certaine aisance. Au bout de quelques années, ils possédaient
des biens-fonds d'une valeur de soixante millions, dont ils devaient
environ le sixième aux Juifs. Seulement, ils n'avaient pas
d'argent comptant pour payer les intérêts de leurs
dettes, surtout à l'époque des grandes guerres où
Napoléon enleva tant de bras à l'agriculture. Obérés
par la masse des intérêts qui s'accumulaient, poursuivis
en justice, un grand nombre de paysans se virent expropriés de
leurs champs et de leurs vignes au profit de leurs créanciers.
De là des plaintes très vives et très
nombreuses.
Dans l'espoir de satisfaire leur
haine, les adversaires des Juifs s'empressèrent de renchérir
encore sur ces plaintes. Peignant sous les plus sombres couleurs les
souffrances des paysans, ils représentaient tous les Juifs
comme des usuriers et des a sangsues » et s'efforçaient
de démontrer la nécessité de les priver de
nouveau des droits civils que la France leur avait accordés. A
la tête de ces implacables ennemis des Juifs, on trouva encore
une fois la municipalité de Strasbourg, qui supportait avec
impatience la présence de Juifs dans cette ville.
Lorsque Napoléon, au retour de sa campagne contre les
Autrichiens, (janvier 1806), traversa Strasbourg, le préfet
ainsi qu'une légation des bourgeois lui exposèrent les
prétendus maux causés par les Juifs en Alsace. Ils lui
affirmèrent que la surexcitation de la population alsacienne
était telle qu'il y avait à craindre le renouvellement
des scènes de meurtre du moyen âge. Ils lui firent aussi
croire que tous les Juifs étaient usuriers ou colporteurs et
que ceux d'entre eux qui suivaient les armées pour acheter le
butin des maraudeurs étaient originaires de Strasbourg. Ce fut
sous cette impression défavorable que Napoléon arriva à
Paris. Le ministre de la Justice, circonvenu de tous côtes, lui
proposa de soumettre de nouveau tous les Juifs de France à des
lois d'exception. Cette tentative de réaction fut
énergiquement appuyée par les ultra-catholiques, que
gênait toute liberté, surtout la liberté de
conscience. A la tête de cette coterie se trouvaient alors le
vicomte de Bonald, Chateaubriand et de Fontanes. De Bonald surtout
voyait dans la liberté des Juifs une injure au catholicisme,
et il exhortait ses concitoyens à imiter les Allemands, qui
avaient bien consenti à abolir le péage corporel, mais
avaient laissé en vigueur toutes les autres lois
d'exception.
Ému par toutes ces
clameurs, Napoléon décida de soumettre la législation
concernant les Juifs à l'examen du Conseil d'État. Un
jeune auditeur, le comte Molé, qu'on
disait issu de Juifs, fut chargé de présenter un
rapport sur cette question. A la grande surprise des conseillers
d'État, Molé épousa les rancunes du parti
catholique et réactionnaire et conclut à la nécessité
d'enlever à tous les Juifs de France les droits civils que la
Révolution leur avait accordés et de prendre contre eux
des mesures restrictives. Ce rapport fut accueilli avec froideur par
la majorité du Conseil, qui ne pouvait admettre qu'on touchât
à la liberté des citoyens. Pourtant, sur le désir
de Napoléon, qui y attachait une grande importance, cette
question fut discutée dans une séance plénière
du Conseil d'État (avril 1806).
La cause
des Juifs fut plaidée au Conseil, devant l'empereur, par un
homme très libéral, M. Beugnot.
Il se montra malheureusement, dans cette discussion, emphatique
et déclamateur; ce qui impatienta Napoléon. Une phrase
surtout irrita l'empereur. Beugnot déclara «qu'enlever
aux Juifs leurs droits équivaudrait à une bataille
perdue sur le terrain de la justice.» Napoléon
s'emporta, parla des Juifs comme aurait pu le faire Fichte ou
Grattenauer, dénonçant leur avarice, leur
improductivité, soutenant qu'ils formaient un État dans
l État et niant qu'ils pussent être placés sur le
même rang que les catholiques et les protestants.
Courageusement,
Regnault de Saint-Jean-d'Angély et le comte de Ségur
appuyèrent l'opinion de Beugnot. Ils firent remarquer qu'à
Bordeaux, à Marseille, ainsi qu'en Hollande et dans les villes
italiennes annexées à la France, les Juifs étaient
très considérés et qu'il serait inique de les
rendre tous responsables des fautes reprochées aux Juifs
d'Alsace. Ces réflexions si sages calmèrent Napoléon.
On avait aussi appelé l'attention de l'empereur sur les
importants progrès. réalisés en si peu de temps
par les Juifs dans les arts, les sciences, l'agriculture et les
professions manuelles, et on lui en avait signalé un certain
nombre qui, pour leur courage militaire, avaient obtenu des pensions
ou avaient été promus dans l'ordre de la Légion
d'honneur.
Dans la seconde séance du
Conseil d'État (7 mai 1806), Napoléon se montra bien
radouci. Non pas que ses préjugés à l'égard
des Juifs eussent complètement disparu, mais il semblait
décidé à interdire toute persécution
contre eux et à maintenir leur égalité civile.
Il rendit pourtant un décret prescrivant pour les Juifs
d'Alsace des dispositions exceptionnelles, mais transitoires. Ce
décret (30 mai 1806) suspendait pour un an l'exécution
des jugements rendus en faveur des créanciers juifs en Alsace
et dans les provinces rhénanes récemment annexées
à la France. Par ce même décret, l'empereur
convoqua à Paris une assemblée de notables juifs de
tous les points de l'empire français «pour délibérer
sur les moyens d'améliorer la nation juive et de répandre
parmi ses membres le goût des arts et des métiers
utiles». Dans le préambule de ce décret, Napoléon
fait remarquer «combien il est urgent de ranimer, parmi ceux
qui professent la religion juive dans les pays soumis à notre
obéissance, les sentiments de morale civile qui,
malheureusement, ont été amortis chez un grand nombre
d'entre eux par l'état d'abaissement dans lequel ils ont trop
longtemps langui, état qu'il n'entre point dans nos intentions
de maintenir ni de renouveler».
Quoique
le choix des notables eût été laissé à
l'arbitraire des préfets, une grande partie des délégués,
au nombre de plus de cent, étaient des hommes distingués,
comprenant l'importance de leur mission et résolus à
défendre vaillamment le judaïsme, en face de l'Europe,
contre les préjugés dont il avait encore à
souffrir. On comptait parmi eux Berr Isaac Berr, dont on tonnait le
dévouement infatigable à la cause de ses
coreligionnaires; son fils, Michel Berr, auteur de l'appel adressé
aux princes et aux peuples en faveur de l'émancipation des
Juifs; Abraham Furtado,
de Bordeaux, ancien ami des Girondins, cœur généreux
et esprit clairvoyant. Les parents de Furtado étaient des
Marranes du Portugal qui, tout en pratiquant extérieurement la
religion chrétienne, avaient conservé un profond
attachement pour la religion de leurs ancêtres. Lors du
terrible tremblement de terre de Lisbonne (1755), le père.
avait été tué, et la mère, enceinte à
ce moment, avait été ensevelie sous des décombres.
Elle avait alors fait voeu que, si on réussissait à
l'en retirer vivante, elle reviendrait au judaïsme. Comme par
miracle, une nouvelle secousse avait dégagé l'endroit
où elle s'était trouvée enfermée. Elle
avait alors quitté Lisbonne pour se rendre à Londres,
où elle s'était faite juive. C'est dans cette ville
qu'était né Abraham Furtado, qui était allé
ensuite se fixer à Bordeaux.
Il faut
encore mentionner, parmi les notables de France,
Joseph-David Sintzheim, rabbin de Strasbourg (1745-1812). C'était
un talmudiste très érudit, de manières douces et
affables, d'un caractère élevé; il était
apparenté à Cerf Berr et possédait une fortune
sérieuse. Outre Sintzheim, l'assemblée des notables
français ne comptait plus qu'un seul rabbin, le portugais
Abraham Andrade, de Saint-Esprit.
Comme la
circulaire ministérielle (du 23 juillet 1806) n'avait donné
aucune indication précise sur le but que poursuivait
l'empereur par la convocation des notables, ceux-ci n'étaient
pas sans éprouver quelque inquiétude. La nomination de
Molé comme commissaire impérial, à côté
de Portalis et de Pasquier,
n'était assurément pas faite pour calmer leurs
craintes, car ils se rappelaient dans quel esprit de malveillance
Molé avait parlé des Juifs au Conseil d'État.
La veille de l'ouverture des séances (25 juillet), le
Moniteur publia une longue étude sur «l'état
politique et religieux des Juifs depuis Moïse jusqu'à
présent». On voulait ainsi informer le peuple français
tout entier de l'importance des questions soumises à l'examen
de l'assemblée des notables. Cet exposé traçait
à grands traits les péripéties de l'histoire du
peuple juif, tantôt libre, tantôt soumis à
d'autres nations, cruellement persécuté au moyen âge,
en butte à des accusations diverses, et souvent victime des
insultes et des violences de la foule. Sur bien des points, ce résumé
présentait de graves inexactitudes. De même, dans le
jugement qu'il publia sur les doctrines du Judaïsme, le Moniteur
contenait de profondes erreurs. Pour l'histoire, il avait eu recours
à l'ouvrage de Basnage, et, pour la religion, aux œuvres
de Léon de Modène, ce rabbin sceptique qui avait parlé
avec tant de légèreté du judaïsme
talmudique. On s'attachait surtout, dans cette étude, à
faire ressortir deux points : l'isolement dans lequel se
complaisaient les Juifs au milieu des diverses nations et l'usure
qu'ils pratiquaient à l'égard des autres croyants, et
qui serait autorisée, sinon prescrite, par leur législation.
Pour démontrer que le Talmud est responsable de ces tendances
antisociales, on affirmait que les Juifs portugais, qui ne se
livraient pas à l'usure, observaient peu les prescriptions
talmudiques, que les Juifs distingués de l'Allemagne, comme
Mendelssohn, ne témoignaient qu'un médiocre respect
pour les rabbins, et qu'en France même les Juifs qui
s'adonnaient aux études profanes négligeaient les
pratiques religieuses.
Comme les notables
devaient tenir leur première séance un samedi, ils
avaient à résoudre préalablement une question
qui, dès le début, mettait aux prises les exigences de
la religion avec celles de la loi civile. II fallait, en effet,
nommer à cette séance un président et des
secrétaires. Or, pouvait-on écrire des bulletins de
vote le jour du sabbat ? Les rabbins, appuyés par le parti de
Berr Isaac Berr, se déclarèrent énergiquement
pour la négative. D'autres membres. qu'on pourrait appeler les
hommes politiques, tels que Furtado, étaient, au contraire,
d'avis de prouver à l'empereur que les Juifs savaient
subordonner l'observance des lois religieuses aux ordres des
autorités du pays. La discussion fut très vive. Un des
délégués, Jacob Lazare, de Paris, proposa une
combinaison qui donnait satisfaction à tous : ceux qui ne
voulaient pas écrire le samedi pouvaient préparer leur
bulletin de vote dès la veille.
Ce fut
dans une salle de l'hôtel de ville, ornée d'emblèmes
de circonstance, que se réunirent les notables, sous la
direction de Salomon Lipmann, de Colmar, président d'âge.
Pour la présidence définitive, deux candidats
s'imposaient au choix de l'assemblée Berr Isaac Beer et
Abraham Furtado. Le premier fut présenté par les
scrupuleux observateurs des pratiques du judaïsme, le second eut
surtout l'appui des membres libéraux et s'intéressant à
la politique. Sur quatre-vingt-quatorze voix, Furtado en obtint
soixante-deux;. il fut donc nommé président. Comme il
avait l'habitude des débats parlementaires, il sut diriger les
travaux de l'assemblée avec beaucoup de tact et d'habileté.
D'ailleurs, les délégués, conscients de la
grandeur de leur tâche, rivalisaient de zèle et
d'activité pour l'accomplir dignement. Ils avaient si coeur de
mettre en pratique les conseils d'un de leurs collègues,
Lipmann Cerf Berr, qui, dans une allocution chaleureuse, leur avait
recommandé d'oublier qu'ils étaient Alsaciens,
Portugais ou Italiens, pour se montrer tous animés des mêmes
pensées et des mêmes sentiments.
Au commencement, les députés avaient éprouvé
quelque inquiétude au sujet des intentions de Napoléon.
Mais, lorsque l'officier de la garde d'honneur qui se tenait à
l'entrée de la salle s'approcha de leur président pour
recevoir ses ordres, que les tambours battirent aux champs et que les
soldats présentèrent les armes, leur crainte fit place
à un sentiment de joyeuse espérance. Ils voyaient déjà
les Juifs définitivement relevés de l'état
d'abaissement dans lequel on les avait tenus pendant tant de siècles,
et leur culte pour l'empereur s'en accrut encore.
Les délégués de France étaient déjà
réunis quand arrivèrent ceux d'Italie. Le plus
important d'entre eux était Abraham-Vita de Cologna,
rabbin de Mantoue (1752-1832). Cologna ne se distinguait ni par
sa science talmudique, ni par ses connaissances profanes, mais il
était d'un extérieur imposant et possédait un
remarquable talent d'orateur. Il manifestait des tendances libérales
et croyait nécessaire, lui aussi, d'essayer de rendre plus
fréquents les rapports entre les Juifs et les autres croyants
pour faire sortir ses coreligionnaires de leur isolement.
Dans la seconde séance (29 juillet), les trois commissaires
impériaux soumirent douze questions à l'examen de
l'assemblée, l'invitant à y répondre avec
conscience et sincérité. Une manifestation
caractéristique se produisit à l'énoncé
d'une de ces questions. Quand le secrétaire eut demandé
: «Les Juifs nés en France et traités par la loi
comme citoyens regardent-ils la France comme leur patrie et ont-ils
l'obligation de la défendre?» tous les notables
s'écrièrent d'une voix unanime : «Oui, jusqu'à
la mort !» D'autres questions concernaient les mariages entre
Juifs et chrétiens, la polygamie, le divorce et l'usure.
Dans cette même séance, on nomma une commission de neuf
membres chargés, de concert avec le président et les
secrétaires, de rédiger les réponses. On
choisit, entre autres, les rabbins Sintzheim, Andrade, de Cologna et
Segré, et deux laïques instruits, Berr Isaac Berr et
Lazare. La commission confia la plus grande partie de son travail à
David Sintzheim, qui l'acheva en quelques jours (30 juillet - 3
août). Avant de le soumettre à l'assemblée
générale, il en fit lecture à ses collègues
de la commission.
Dès la troisième
séance (4 août), où fut commencée la
discussion des questions, on put reconnaître les progrès
réalisés au point de vue des idées modernes par
les Juifs, même orthodoxes, depuis Mendelssohn. Les deux
premières questions ne soulevèrent aucune difficulté.
Il s'agissait de savoir s'il est permis aux Juifs d'épouser
plusieurs femmes et si le divorce prononcé par les rabbins est
valable aux yeux des Juifs sans qu'il ait été proclamé
par les tribunaux. Par contre, à propos de la troisième
question, qui était relative au mariage entre Juifs et
chrétiens, les débats furent très vifs. Ceux des
notables qui n'éprouvaient qu'indifférence pour les
pratiques religieuses étaient disposés à se
montrer favorables aux unions mixtes. Mais les orthodoxes, notamment
les délégués des anciennes provinces allemandes,
ainsi que Salomon Lipmann et le cabbaliste Nepi s'y montraient
opposés. Pourtant, ils craignaient d'irriter Napoléon
en prohibant absolument ces unions. L'assemblée se tira
cependant assez habilement de cette difficulté. Après
avoir établi que la Bible ne défend explicitement que
les mariages avec les sept nations cananéennes, c'est-à-dire
avec les idolâtres, elle ajouta que, d'après une
déclaration formelle du Talmud, les peuples modernes ne
peuvent pas être considérés comme païens.
Sans doute, les rabbins «ne seraient pas disposés à
bénir le mariage d'un Juif avec une chrétienne ou d'un
chrétien avec une Juive, pas plus que les prêtres
catholiques ne consentiraient à bénir de pareilles
unions» ; mais ce refus n'aurait aucune conséquence
fâcheuse, puisque, pour l'État, le mariage civil suffit.
Du reste, les rabbins continuent à reconnaître la
qualité de Juif à celui qui épouse une
chrétienne.
La quatrième et
la cinquième séance (7 et 12 août) furent
consacrées à la discussion et à l'adoption du
restant des questions. A la demande qui leur était posée
si les Juifs considèrent les Français comme leurs
frères, les délégués répondirent
que de tout temps, comme le montrent la Bible, le Talmud et la
littérature rabbinique, le judaïsme avait prescrit, avec
une insistance particulière, l'amour des hommes et la
fraternité. Enfin, en discutant la question d'usure, ils
s'attaquèrent vivement aux préjugés qui
régnaient à cet égard contre les Juifs et
protestèrent avec énergie contre cette fâcheuse
tendance à imputer à tous les fautes de
quelques-uns.
Après que toutes ces déclarations
eurent été examinées par le gouvernement
impérial, les notables tinrent une sixième séance
(17 septembre) pour entendre les communications des commissaires. Le
ton de Molé, qui prit la parole à cette séance,
fut tout différent de celui de ses discours précédents
. «Qui ne serait saisi d'étonnement, disait-il, à
la vue de cette réunion d'hommes éclairés,
choisis parmi les descendants du plus ancien peuple de la terre? Si
quelque personnage des siècles écoulés revenait
à la lumière, et qu'un tel spectacle vînt à
frapper ses regards, ne se croirait-il pas transporté dans les
murs de la cité sainte, ou ne penserait-il pas qu'une
révolution terrible a renouvelé les choses humaines
presque dans leurs fondements» Et il continua ! «Sa
Majesté... vous assure le libre exercice de votre religion et
la pleine jouissance de vos droits politiques ; mais, en échange
de l'auguste protection qu'elle vous accorde, elle exige une garantie
religieuse de l'entière observation des principes énoncés
dans vos réponses.»
A quoi
l'orateur faisait-il allusion par les mots «garantie
religieuse» ? C'est ce que se demandaient les délégués,
quand Molé, interprète de la pensée impériale,
leur communiqua une information qui les remplit tous d'une vive
émotion. «C'est le grand Sanhédrin, leur dit-il,
que Sa Majesté se propose de convoquer. Ce corps, tombé
avec le temple, va reparaître pour éclairer par tout le
monde le peuple qu'il gouvernait; il va le rappeler au véritable
esprit de sa loi et lui en donner une explication digne de faire
disparaître toutes les interprétations mensongères.»
Le comte de Molé invita ensuite l'assemblée à
«annoncer sans délai la convocation du grand Sanhédrin
à toutes les synagogues de l'Europe, afin qu'elles envoient à
Paris des députés capables de fournir au gouvernement
de nouvelles lumières». Afin que ce Sanhédrin,
convoqué pour convertir les réponses des notables en
décisions religieuses, jouit du même prestige que
l'ancien conseil de ce nom, on décida de l'organiser
complètement sur le modèle des sanhédrins
d'autrefois. Selon l'ancien usage, le grand Sanhédrin sera
composé de soixante-dix membres, sans compter son chef , il
devait avoir un président ou nassi, avec un premier
assesseur ou ab-bèl-din et un deuxième assesseur
ou hakkam, et être formé pour deux tiers de
rabbins et un tiers de laïques.
Cette
communication fut accueillie avec le plus grand enthousiasme. Aux
yeux des notables, la réunion du grand Sanhédrin
représentait en quelque sorte la résurrection de
l'ancienne splendeur d'Israël. Aussi s'empressèrent-ils
d'adresser une proclamation aux communautés juives de toute
l'Europe pour leur faire partager leur profonde satisfaction et les
engager à envoyer des délégués auprès
du Sanhédrin. Cette proclamation, écrite en hébreu,
en français, en allemand et en italien, disait en substance
qu'un événement considérable se préparait,
que dans la capitale d'un des plus puissants empires chrétiens,
sous la protection d'un illustre monarque, allait se réunir un
Sanhédrin, et qu'une ère de paix et de bonheur
s'ouvrirait sûrement pour les débris d'Israël.
En fait, la convocation d'une sorte de Parlement juif à Paris
produisit dans toute l'Europe une profonde sensation. On était
bien habitué aux exploits militaires et aux brillantes
victoires de Napoléon, mais son idée de créer un
Sanhédrin avait quelque chose d'inattendu et d'original qui
étonnait. Presque chez tous les Juifs, ce projet éveillait
les plus belles espérances. A Berlin pourtant, le cercle de
David Friedlaender, le groupe des «éclairés»,
éprouvait un réel dépit de voir la France
tenter, par l'organe du Sanhédrin, de faire pénétrer
l'esprit moderne dans le judaïsme tout en lui conservant sa
forme antique. Aussi affectaient-ils d'en parler avec ironie et
dédain. Il s'y mêlait, en plus, une question de
patriotisme. Les Juifs de Prusse ressentaient, comme les autres
habitants, la douleur des défaites infligées par
Napoléon à leur pays; il leur était donc
difficile de voir en lui un bienfaiteur de leurs coreligionnaires. Ce
n'était que dans les provinces de la Prusse méridionale,
à Posen, à Varsovie, que les Juifs, à l'exemple
des Polonais, considéraient Napoléon comme un
libérateur et se montraient pleins d'égards pour les
soldats français.
Avant la réunion
du Sanhédrin, l'assemblée des notables eut encore à
examiner un projet de règlement organique du culte juif,
préparé par la commission des neuf, de concert avec les
commissaires impériaux. D'après ce projet, le judaïsme
français devait avoir à sa tête un consistoire
central, qui aurait pour mission de surveiller les consistoires
départementaux, les rabbins et les communautés. Chaque
consistoire départemental serait chargé de veiller à
l'exécution des décisions du Sanhédrin,
d'encourager chez les Juifs l'exercice des professions manuelles,de
faire connaître aux autorités civiles le nombre des
conscrits israélites de la circonscription. Plusieurs membres
de l'assemblée montrèrent vainement ce que certaines
obligations imposées aux consistoires avaient de blessant peur
les Juifs en faisant supposer qu'on doutait de la sincérité
de leur patriotisme. Par crainte de déplaire à
l'empereur, la majorité accepta le règlement organique
dans son entier, sans y apporter aucune modification.
La clôture des séances de l'assemblée des
notables se lit avec une grande solennité (5 février
1807). Le délégué de Nice, Isaac-Samuel Avigdor,
un des secrétaires, prononça un intéressant
discours où il exposait les raisons de l'antipathie marquée
par les diverses nations à l'égard des Juifs, et où
il montrait la bienveillance témoignée souvent à
ces derniers par des ecclésiastiques chrétiens: «Le
peuple d'lsraël, continua-t-il, toujours malheureux et presque
toujours opprimé, n'a jamais eu le moyen ni l'occasion de
manifester sa reconnaissance pour tant de bienfaits... Depuis
dix-huit siècles, la circonstance où nous nous trouvons
est la seule qui se soit présentée pour faire connaître
les sentiments dont nos cœurs sont pénétrés...
Prouvons à l'univers que nous avons oublié tous les
malheurs passés et que les bonnes actions seules laissent dans
nos cœurs des traces ineffaçables. Espérons des
ecclésiastiques nos contemporains qu'ils conserveront, par
leur bienfaisante influence sur les chrétiens, ce doux
sentiment de fraternité que la nature a mis dans le cœur
de tous les hommes et que la morale de chaque religion doit également
inspirer comme la nature.» Avigdor termina son discours par la
proposition d'exprimer en séance la reconnaissance des
délégués pour «les bienfaits successifs du
clergé chrétien dans les siècles passés
en faveur des Israélites de divers États de l'Europe...
alors que la barbarie, les préjugés et l'ignorance
réunis persécutaient et expulsaient les Juifs du sein
des sociétés», et de consigner l'expression de
ces sentiments dans le procès-verbal. Cette proposition fut
adoptée.
Quatre jours après la
clôture des séances des notables, se réunit le
grand Sanhédrin (9 février 1807). Comme on sait, il se
composait pour deux tiers de rabbins et un tiers de membres laïques.
Le 4 février, le ministre de l'Intérieur avait nommé
les trois chefs : Sintzheim, président ou nassi; Segré,
premier assesseur (ab-bèt-din), et Abraham de Cologna, second
assesseur (hakham). La première séance fut très
solennelle. Les membres se rendirent de la maison du président
dans la synagogue magnifiquement décorée, où
étaient réunis de hauts personnages de l'État.
Le discours de Sintzheim, en hébreu, ne produisit
naturellement que peu d'impression. Mais, lorsqu'il sortit de l'arche
sainte le rouleau de la Loi pour bénir l'assemblée et
prier Dieu d'éclairer le Sanhédrin de sa lumière,
l'émotion fut très vive. Le
discours italien de Cologna obtint aussi un grand succès.
De la synagogue le Sanhédrin alla à l'Hôtel de
Ville. Suivant l'ancien usage, les soixante-dix membres se placèrent
en demi-cercle autour du président, par rang d'âge.
Comme les séances étaient publiques, on
y voyait toujours de nombreux assistants. Les membres du
Sanhédrin étaient tous habillés de noir, avec un
petit manteau de soie et un tricorne sur la tète. Ils avaient
pour principale mission de convertir en lois religieuses les réponses
des notables et de se porter garants de la sincérité du
patriotisme de leurs coreligionnaires français, allemands et
italiens.
Sur la proposition d'Abraham Furtado,
le Sanhédrin établit d'abord le principe que la loi
mosaïque contient des dispositions religieuses et des
dispositions politiques. Les premières «sont, par leur
nature, absolues, indépendantes des circonstances et des
temps». Il n'en est pas de même des secondes : celles-ci,
«destinées à régir le peuple d'Israël
dans la Palestine, lorsqu'il avait ses rois, ses pontifes et ses
magistrats, ne sauraient être applicables depuis qu'il ne forme
plus un corps de nation». Pourtant, «une assemblée
des docteurs de la loi, réunie en grand Sanhédrin,
pouvait seule déterminer les conséquences» qui
dérivent d'une telle distinction.
Partant de ce principe général, le Sanhédrin
adopte toutes les décisions votées par l'Assemblée
des notables. Ainsi, il interdit la polygamie, déclare que le
divorce ne pourra être prononcé selon la loi de Moïse
qu'après que le mariage aura été dissous par les
tribunaux compétents et selon les formes voulues par le Code
civil. Il accepte aussi comme valable civilement les mariages entre
Israélites et chrétiens, et, « bien qu'ils ne
soient pas susceptibles d'être revêtus des formes
religieuses, ils n'entraîneront aucun anathème.»
Pour les rapports des Juifs avec leurs compatriotes chrétiens,
le Sanhédrin, après avoir établi que la Bible
«nous prescrit d'aimer notre semblable comme nous-mêmes»,
ordonne «à tout Israélite de l'empire français,
du royaume d'Italie et d'autres lieux, de vivre avec les sujets de
chacun des États dans lesquels ils habitent comme avec leurs
concitoyens et leurs frères», d'exercer à leur
égard la justice et la charité, quelque religion qu'ils
professent. Il dispense «tout Israélite appelé au
service militaire, pendant la durée de ce service, de toutes
les observances religieuses qui ne peuvent se concilier avec lui».
Enfin, il invite tous les Israélites à «rechercher
et adopter les moyens les plus propres à inspirer à la
jeunesse l'amour du travail et à la diriger vers l'exercice
des arts et métiers et les professions libérales, et à
acquérir des propriétés foncières comme
un moyen de s'attacher davantage à leur patrie».
S'appuyant sur le texte biblique, il interdit complètement
toute usure, c'est-à-dire tout intérêt excessif,
non seulement «d'Hébreu à Hébreu et
d'Hébreu à concitoyen d'une autre religion, mais encore
avec les étrangers de toutes les nations».
Après avoir terminé ses travaux, le Sanhédrin,
d'accord avec les commissaires impériaux, se sépara.
Ses délibérations furent soumises à Napoléon.
Mais celui-ci, alors absorbé par ses campagnes contre la
Prusse et la Russie, n'eut guère de loisir pour les examiner.
Certaines personnes essayèrent, à ce moment, de mettre
à profit son absence de France pour intriguer contre les Juifs
et essayer de faire restreindre leurs droits. Des délégués
juifs eurent heureusement vent de ces agissements, et l'infatigable
Furtado, accompagné de Maurice Lévy, de Nancy, ne
craignit pas de se rendre jusqu'aux bords du Niémen pour
informer Napoléon de ce qui se tramait. L'empereur les
accueillit avec bienveillance et leur promit de laisser jouir les
Juifs des mêmes droits que les autres citoyens.
Il ne tint pas complètement parole. Au bout d'un an, il fit
connaître sa volonté par les décrets du 17 mars
1808. Après avoir approuvé par un de ces décrets
la nouvelle organisation consistoriale, élaborée dans
l'assemblée des notables le 10 décembre 1806, qui
présente ce côté fâcheux d'investir les
consistoires et les rabbins de fonctions de police, il apporta, par
l'autre décret, pour une période de dix ans, les plus
graves restrictions à la liberté commerciale des Juifs.
Nul Juif «ne pourra se livrer à aucun commerce, négoce
ou trafic quelconque sans avoir reçu, à cet effet, une
patente du préfet du département... Tout acte de
commerce fait par un Juif non patenté sera nul et de nulle
valeur». Il faut également être patenté
pour prendre une inscription hypothécaire. Le prêt sur
nantissement est soumis à des conditions qui rappellent le
moyen âge. En outre, défense est faite aux Juifs de
venir s'établir dans les départements du Haut et du
Bas-Rhin. Quant aux autres départements, ils ne pourront s'y
fixer qu'en se livrant à l'agriculture. Enfin, ils ne seront
point admis à fournir des remplaçants pour accomplir
leur service militaire ; tout conscrit juif sera assujetti au service
personnel. Les Juifs des départements de la Gironde et des
Landes ne furent pas soumis à ces mesures, parce qu'ils
n'avaient «donné lieu à aucune plainte, ne se
livrant pas à un trafic illicite».
Les dispositions de ce décret provoquèrent des
protestations si vives parmi les Juifs que Napoléon lui-même
en modéra l'application. C'est ainsi qu'il fit exception
successivement pour les Juifs de Paris, de Livourne, des
Basses-Pyrénées, des Alpes-Maritimes et d'autres
départements. En définitive, elles ne demeurèrent
en vigueur qu'en Alsace et dans les provinces rhénanes.
L'effet n'en fut pas moins excessivement fâcheux, car dans
divers pays on en fit un argument contre l'émancipation des
Juifs, en montrant qu'en France même, où ils jouissaient
depuis assez longtemps de leurs droits civils et politiques, on avait
été obligé de restreindre de nouveau ces
droits.
Malgré cette tentative de
réaction, le mouvement provoqué en faveur de la liberté
par la Révolution française et les conquêtes de
Napoléon était si puissant qu'il continua de s'étendre
à travers l'Europe. Dans le royaume de Westphalie, que
l'empereur venait de créer au profit de son frère
Jérôme, les Juifs obtinrent leur émancipation
complète et absolue. La Constitution de ce royaume, élaborée
par Napoléon avec la collaboration de Beugnot, Jean de Müller
et Dohm, qui étaient tous amis des Juifs, assurait
expressément aux Juifs les mêmes droits qu'aux
indigènes. Par un décret du 12 janvier 1808, Jérôme
les déclara citoyens au même titre que les autres
habitants, abolit toutes les taxes spéciales qui pesaient sur
eux, autorisa les Juifs étrangers à séjourner en
Westphalie aux mêmes conditions que les étrangers
chrétiens et interdit, sous des peines sévères,
d'appliquer aux citoyens juifs la dénomination injurieuse de
Schutzjude, «Juif protégé». Michel
Berr, le jeune et courageux défenseur du judaïsme, fut
appelé de France en Wesphalie pour y remplir des fonctions
élevées. L'Université de Gaettingue le reçut
même parmi ses membres, malgré la malveillance bien
connue qu'elle témoignait aux Juifs.
L'ancien agent de la cour de Brunswick, Israël Jacobson, très
influent à la nouvelle cour de Cassel, fit les plus louables
efforts pour se rendre utile à ses coreligionnaires. Actif,
dévoué, animé de sentiments élevés,
il entreprit de modifier les manières humbles et disgracieuses
des Juifs et de donner à leur culte plus d'éclat et de
dignité. Dans ce but, il éleva et entretint à
Seesen, à ses propres frais, une école juive qui
admettait également des élèves chrétiens.
A son instigation, le gouvernement de Westphalie résolut de
donner, à l'exemple de la France, une organisation régulière
au judaïsme. La commission chargée d'élaborer un
projet, et dont la présidence échut naturellement à
Jacobson, établit des consistoires sur le modèle de
ceux qui avaient été créés. pour les
Juifs français. Seulement, pendant qu'en France, l'autorité
était dévolue aux rabbins, en Westphalie c'était
Jacobson qui se trouvait placé à la tête du
judaïsme. Ce règlement fut publié le 3 mars 1808.
A une audience qu'il accorda aux membres du consistoire, le roi
Jérôme exprima sa satisfaction que la Constitution de
son royaume proclamât l'égalité de tous les
cultes, et il leur recommanda d'exhorter leurs coreligionnaires à
se montrer dévoués à leur pays et à la
famille impériale.
Semblables par leur
organisation, les consistoires de France et de Westphalie différaient
totalement par leur façon de procéder. Le Consistoire
central de France était composé d'hommes sages,
prudents, modérés, tels que David Sintzheim, Abraham de
Cologna, Menahem Deutz, qui savaient ménager les transitions
et agissaient avec douceur et intelligence. Le Consistoire de
Westphalie, au contraire, était dominé par un homme
passionné, autoritaire, Jacobson, qui s'inspirait des idées
de David Friedlaender. Sous l'influence de cet homme, plus chrétien
que juif, il visait surtout à imprimer au culte public juif un
cachet catholique, à lui donner, en un mot, un aspect
théâtral. Il imposa ses réformes à ses
coreligionnaires de Westphalie, en dépit des hésitations
et des scrupules des rabbins.
Par suite de
cette nouvelle organisation, les communautés juives de
Westphalie furent divisées en sept circonscriptions, dont
chacune avait à sa tête un rabbin et plusieurs syndics ;
dans les circonscriptions importantes, le rabbin avait des adjoints.
Comme en France, il fut prescrit aux rabbins de faire aimer le
service militaire et de dénoncer les jeunes gens qui s'y
seraient soustraits. Les rabbins devaient prêcher en allemand
et soumettre au consistoire, au moins tous les six mois, les sermons
prononcés. Le règlement, ou, plus exactement, Jacobson,
invita aussi les rabbins à organiser pour la jeunesse juive
des cérémonies de confirmation religieuse. En
reconnaissance de la liberté qu'ils avaient obtenue, les Juifs
de Westphalie témoignaient en toute circonstance d'un profond
attachement pour leur pays, et les conscrits juifs répondaient
avec empressement à l'appel : «Nous jouissons des droits
civils, disaient-ils, il est donc de notre devoir de défendre
notre patrie. Parmi les princes allemands, Charles-Frédéric,
grand-duc de Bade, fut le premier à accorder spontanément
aux Juifs l'égalité civile. Voisin de la France. il
s'était laissé gagner plus facilement aux idées
libérales qui régnaient dans ce pays. Les Juifs
n'obtinrent pourtant qu'une émancipation restreinte. Ainsi,
les villes ne leur reconnaissaient pas les mêmes droits qu'aux
chrétiens : elles interdisaient parfois le séjour aux
nouveaux venus. On tenait bien compte de leurs usages religieux, mais
seulement a tels qu'ils sont prescrits dans la Loi de Moïse, et
non pas d'après l'interprétation du Talmud». Plus
tard, sur l'ordre du duc de Bade, le comte de Sternau, qui était
ami des Juifs, rédigea pour eux une Constitution particulière,
qui contenait pourtant des traces d'intolérance. Pour les
affaires religieuses, le judaïsme badois devait être
dirigé par un Conseil supérieur, nommé par le
grand-duc et composé d'un président, de deux ou trois
rabbins et de deux membres laïques. Ce Conseil nommait les
rabbins et les «anciens» des communautés.
La ville de Francfort aussi, où la haine du Juif était
cependant si tenace chez les patriciens, sacrifia pendant quelque
temps aux idées libérales. Jusqu'alors, tout Juif
s'établissant dans cette ville devait jurer devant le Sénat
qu'il se soumettrait aux lois humiliantes qui lui étaient
imposées. Le nombre de mariages juifs était limité.
Les Juifs étaient tenus de payer des impôts spéciaux,
de demeurer dans un quartier sale, étroit et malsain, la
célèbre Judengasse, de supporter les outrages et
le cri injurieux de Mach Moress Jud ! que leur lançait
impunément le plus infime chrétien. Quand, sous la
poussée des armées françaises, le saint empire
germano-romain se fut écroulé et que Francfort eut été
érigé en grand-duché sous l'autorité de
Charles de Dalberg, archichancelier ou prince-primat de la
Confédération du Rhin, les habitants juifs de cette
ville n'eurent plus à subir ces restrictions.
Aucune loi ne vint pourtant sanctionner leur nouvelle situation.
Malgré son esprit libéral et bienveillant, Charles de
Dalberg n'osa pas heurter les idées des patriciens en
émancipant complètement les Juifs. Dans la nouvelle
charte ou Stättigkeit qu'il rédigea au sujet des Juifs,
il eut le courage de déclarer «qu'il était
nécessaire d'abolir les anciennes lois, parce qu'elles ne
répondaient plus à l'esprit du temps ni à la
situation présente des Juifs». Mais, d'un autre côté,
pour donner satisfaction à la classe aristocratique, il ajouta
qu'il était impossible «d'accorder aux Juifs l'égalité
complète, tant qu'ils ne s'en seraient pas montrés
dignes en modifiant leurs manières et en s'assimilant les
habitudes et les moeurs des indigènes». En définitive,
à la suite de la promulgation de ce nouveau règlement,
ils furent traités comme des étrangers tolérés
dans le pays, et, au lieu d'exiger d'eux le payement des diverses
taxes particulières qui pesaient sur eux, on leur permit de
s'en libérer par le versement d'une somme annuelle de 22 000
florins. On leur fit même entrevoir qu'ils pourraient bien être
obligés de rentrer dans leur ghetto. Ils furent, en effet,
invités à ne plus renouveler les baux qu'ils avaient
passés, sous la domination française, avec les
propriétaires chrétiens des maisons qu'ils habitaient,
parce qu'on ne continuerait peut-être pas à tolérer
leur séjour dans tous les quartiers de la ville.
Un peu plus tard pourtant, la Constitution donnée au
grand-duché de Francfort déclara tous les habitants
égaux devant la loi, sans distinction de culte. Craignant
qu'on ne tint pas toujours compte de cet article de la Constitution,
les Juifs demandèrent à Dalberg et à ses
conseillers de proclamer leur égalité par une loi
spéciale. Le grand-duc y consentit en échange d'une
somme de 440 000 florins, destinée à éteindre
tous les impôts spéciaux payés par eux. Par
décret du 28 décembre 1811, il ordonna que «tous
les Juifs domiciliés à Francfort et possédant le
titre de protégés fussent admis, eux, leurs enfants et
leurs descendants, à jouir des droits civils dans les mêmes
conditions que les autres citoyens». Les Juifs prêtèrent
alors serment et entrèrent dans la jouissance de leurs
nouveaux droits.
Dans les villes hanséatiques
du Nord aussi, sur l'ordre des autorités françaises,
les Juifs obtinrent leur émancipation. Hambourg ne fit aucune
difficulté pour leur accorder les mêmes droits qu'aux
autres habitants (1811), et même pour les admettre au conseil
municipal. La ville de Lubeck se montra plus récalcitrante.
Jusqu'alors, elle n'avait toléré que dix familles
juives, en qualité de Schutzjude, qui ne pouvaient ni
faire de commerce, ni acheter d'immeubles, ni entrer dans les
corporations. Trois Juifs seuls étaient autorisés à
pénétrer chaque jour de Hoisling, localité
danoise voisine, dans Lubeck, et encore étaient-ils obligés
de payer à l'entrée un péage corporel. Mais
pendant la domination française (1811-1814), près de
cinquante Juifs de Hoisling s'y étaient rendus, de sorte que
Lubeck comptait alors soixante-six familles juives, auxquelles cette
ville dut accorder la liberté civile. Enfin, Brème,
dont le séjour était interdit auparavant aux Juifs, dut
également les recevoir pendant l'occupation française
et les considérer comme citoyens.
Frédéric-François, grand-duc de
Mecklembourg-Schwerin, alla plus loin. Non seulement il proclama
l'égalité des Juifs (22 février 1812), mais, ce
qu'aucun État n'avait encore permis, il autorisa les mariages
entre juifs et chrétiens.
L'exemple des
pays soumis à l'influence française agit aussi sur les
autres États de l'Allemagne. En 1812, la Prusse entra dans le
mouvement. Lors de ses désastres, les habitants juifs avaient
montré autant et peut-être plus de patriotisme que bien
des nobles, qui s'étaient empressés de rechercher les
faveurs du vainqueur. Mais, au début, le roi
Frédéric-Guillaume III hésita à abolir
complètement les restrictions qui entravaient leur liberté.
Quand le prince de Hardenberg fut chargé de relever son pays
de ses ruines, il comprit qu'il était indispensable pour la
Prusse de rassembler toutes ses forces et d'unir tous les habitants,
sans exception, dans un sentiment de fraternité patriotique.
D'un autre côté, David Friedlaender et ses amis
multiplièrent leurs démarches pour qu'on se décidât
enfin à traiter les Juifs comme les autres habitants. A la
fin, Frédéric-Guillaume promulgua le célèbre
édit du 11 mars 1812, par lequel il accordait aux «Juifs
domiciliés dans les États prussiens les mêmes
droits qu'aux habitants chrétiens». Il les admettait
aussi aux emplois académiques, scolaires et municipaux, mais
leur refusait provisoirement l'accès aux fonctions de l'État.
Par contre, ils étaient astreints au service militaire. Il
remettait à plus tard le soin d'organiser leur culte. «Pour
l'élaboration d'un règlement concernant leurs affaires
religieuses, disait-il, on aura recours à des Juifs qui, par
leur science et leur profonde honnêteté, se soient
rendus dignes de l'estime générale.»
Trois souverains allemands restèrent pourtant réfractaires
aux idées d'émancipation, ceux de Bavière,
d'Autriche et de Saxe. Maximilien-Joseph, nommé roi de Bavière
par Napoléon, promulgua bien un édit (10 juin 1813) qui
assurait aux Juifs les mêmes droits qu'aux chrétiens,
mais seulement à ceux qui avaient le droit de résider
dans le pays. Or, ce droit, on ne le leur accordait que
difficilement.
En Autriche, où l'édit
de tolérance de Joseph II avait amélioré, dès
1783, la situation des Juifs, les successeurs de ce souverain,
Léopold II et François II, loin d'étendre les
réformes de leur prédécesseur, conservèrent
ou rétablirent les anciennes restrictions. Des impôts de
toute nature pesaient sur les Juifs d'Autriche: taxe sur la lumière,
sur le vin, sur la viande, sans parler de la taxe imposée à
ceux qui se rendaient à Vienne. Dans cette ville, ils étaient
étroitement surveillés par de nombreux agents de
police, qui arrêtaient tous ceux qui n'étaient pas munis
d'un permis de séjour. Le nombre des mariages juifs continuait
à être limité. Le fils aîné seul
pouvait se marier. On leur défendait l'acquisition on la
location de biens-fonds.
Dans le royaume,
récemment créé, de Saxe, les Juifs restèrent
soumis aux lois restrictives qui les avaient régis dans les
siècles passés. C'est à bon droit que les Juifs
surnommèrent ce pays l'Espagne protestante. Légalement,
ils n'avaient pas le droit de séjourner en Saxe; on en
tolérait seulement quelques-uns à Dresde et à
Leipzig, mais sous la réserve de pouvoir les expulser en tout
temps. Il leur était interdit d'avoir des synagogues; pour
prier, ils se réunissaient dans de simples chambres.
Les Juifs russes, sous Alexandre 1er, étaient traités
bien plus libéralement. Une des principales préoccupations
de ce généreux monarque était d'améliorer
la condition du peuple. A la suite du partage de la Pologne,
plusieurs provinces polonaises avaient été annexées
à la Russie. De là, dans ce pays, une population juive
considérable, au nombre de plus d'un million d'âmes. La
plupart d'entre eux étaient commerçants, colporteurs,
débitants d'eau-de-vie. Leurs manières singulières,
leur accoutrement grotesque, leur jargon, les tenaient isolés
et les exposaient aux railleries du reste de la population. On peut
dire qu'à la suite de la dissolution du «Synode des
quatre pays», et surtout à la suite de l'accroissement
de la secte des Hassidim, le judaïsme russe formait un vrai
chaos, et il faut savoir gré à l'empereur Alexandre 1er
d'avoir essayé d'y mettre un peu d'ordre.
Par une série de lois (1804-1812), il s'efforça de
modifier les mœurs, les coutumes, les habitudes des Juifs
russes et de les relever ainsi dans l'estime et la considération
de leurs concitoyens. Il leur ouvrit l'accès des écoles
primaires, des gymnases et des académies, les encouragea, par
des exemptions d'impôts, à se livrer à
l'agriculture et aux travaux manuels, à créer des
fabriques, à cultiver les arts et les sciences. Afin de les
déshabituer de leur patois, il faisait nommer à des
postes honorifiques, dans les administrations des villes, ceux qui
savaient parler et écrire le russe, le polonais ou l'allemand.
Il leur ouvrit également de nouvelles provinces, où ils
pouvaient s'établir à condition de ne pas tenir de
cabarets et de s'habiller comme les autres habitants. «Si les
dispositions prises en faveur des Juifs, disait ce noble souverain,
leur permettent de produire un seul Mendelssohn, je me trouverai
suffisamment récompensé.»
Pour qu'il fût possible à ces mesures si heureuses de
donner tous leurs fruits, il aurait fallu du temps et de la patience.
Malheureusement on n'avait pas encore fini de semer qu'on aurait déjà
voulu récolter. D'abord, l'application des lois scolaires se
heurta à toute sorte de difficultés. Au lieu de
considérer l'instruction qu'on désirait leur donner
comme un bienfait, les Juifs de Russie et de la Pologne la
regardaient comme une malédiction et une invitation à
l'apostasie. A leurs yeux, leur horrible jargon et leur accoutrement
ridicule avaient un caractère sacré, et ils étaient
fermement résolus à n'y apporter aucune modification.
Ils auraient eu besoin d'un homme énergique, très
intelligent, jouissant d'une sérieuse autorité, qui les
eût amenés au progrès et leur eût imposé
les réformes nécessaires. Il se trouvait bien parmi
eux, à ce moment, un émule de Wessely, Isaac Beer
Levinsohn (1787-1837), lui avait étudié la langue et la
littérature russes, avait acquis des connaissances variées,
possédait des notions exactes sur le passé du judaïsme
et appuyait auprès de ses coreligionnaires, par des arguments
tirés du Talmud, les réformes proposées par le
gouvernement russe. Mais, à cause de sa situation subalterne,
son influence était médiocre sur les masses, et, en
outre, les chefs des communautés le frappèrent
d'excommunication. Aussi ne songea-t-on même pas à
l'envoyer à Saint-Pétersbourg avec les députés
chargés d'aider le gouvernement de leurs conseils pour la
réglementation des affaires juives; on y délégua
des personnes peu intelligentes et qui ne comprenaient même pas
le russe.
Lorsque l'empereur Alexandre vit ses
bonnes intentions si entièrement méconnues de ceux
mêmes dont il désirait le bien, il s'impatienta, révoqua
une partie des lois favorables qu'il avait promulguées,
édicta, à son tour, des mesures restrictives, et le
judaïsme russe resta dans l'état chaotique dont ce
souverain avait voulu le tirer.
Les Juifs d'Allemagne non plus ne
jouirent pas longtemps de la liberté civile que les divers
États de la Confédération leur avaient accordée.
Après la défaite de Napoléon en 1814, on
s'efforça presque partout de remettre en vigueur la
législation inique dont ils avaient si longtemps souffert.
Pourtant, sur les champs de bataille, les jeunes gens juifs avaient
mêlé leur sang à celui des chrétiens pour
défendre leur pays. En Prusse surtout, de nombreux Juifs,
animés d'un ardent patriotisme, s'étaient enrôlés
dans les corps de volontaires. Bien des médecins et des
chirurgiens juifs avaient succombé dans les hôpitaux et
les ambulances, où ils étaient accourus pour donner
leurs soins aux malades et aux blessés. Les femmes et les
jeunes filles juives s'étaient empressées, comme les
chrétiennes, à apporter leur dévouement et leurs
consolations, pendant la guerre, partout où cela avait été
nécessaire. Rien n'y fit. Dès que les armées
françaises eurent quitté le sol allemand, la haine du
Juif se réveilla avec une nouvelle intensité.
Le mouvement de réaction contre les Juifs commença dans
les villes libres. Ce fût Francfort qui donna le signal. A
peine les Français furent-ils sortis de la ville que les
patriciens, revenus au pouvoir, enlevèrent aux Juifs les
droits civils qu'ils avaient obtenus et les soumirent de nouveau à
l'ancienne législation (janvier 1814). Le baron de Stein, qui,
pour des raisons militaires, avait tout pouvoir sur l'administration
de Francfort, aurait pu s'y opposer; mais, par haine pour Napoléon
et pour tout ce qui avait été fait en Allemagne sous la
domination française. Stein détestait également
les lois qui avaient proclamé l'égalité des
Juifs. Un seul mot de lui aurait suffit pour faire maintenir aux
Juifs tous leurs droits; ce mot, il ne le prononça pas. Le
Sénat provisoire décida donc (19 juillet 1814) que «la
question relative aux droits civils et municipaux des Juifs était
réservée». En réalité, on voulait
de nouveau traiter les Juifs en «serfs de la chambre
impériale», limiter leur activité et les rejeter
dans la Judengasse.
A l'exemple de
Francfort, les trois villes hanséatiques de l'Allemagne
résolurent également de ne pas maintenir aux Juifs la
liberté qu'ils avaient obtenue. Mais, pendant qu'à
Francfort les patriciens avaient été les premiers à
manifester leur haine à l'égard des Juifs, à
Hambourg le Sénat leur était, au contraire, favorable.
Il comptait sur eux pour rendre son ancienne prospérité
au commerce ruiné par la guerre. Par contre, les masses leur
témoignaient de la malveillance et réclamaient le
retour aux lois d'exception. A Lubeck et à Brème, on
voulait les expulser totalement. Le Hanovre, le Hildesheim, le
Brunswick, la Hesse leur enlevèrent également leurs
droits. Cette fois encore, l'Allemagne se montra plus inique et plus
cruelle envers les Juifs que la France. Dans ce pays, où
dominaient alors, à la cour de Louis XVIII, les partisans
d'une violente réaction qui considéraient comme non
avenu tout ce qui s'était fait depuis 1789, on ne toucha pas
aux droits des Juifs. On proclama le catholicisme religion d'État,
mais les Juifs restèrent citoyens.
Lorsque le Congrès de Vienne se réunit en 1814 pour
régler les affaires de l'Europe, les Juifs d'Allemagne,
menacés dans leur liberté, leur honneur et même
leur sécurité, sollicitèrent son intervention en
leur faveur. Les Juifs de Francfort envoyèrent deux délégués
à Vienne pour soumettre au Congrès un Mémoire où
ils exposaient que le Sénat devait être forcé de
leur maintenir les droits qu'ils avaient reçus, parce qu'ils
avaient versé une somme considérable en échange
de ces droits, et aussi parce qu'ils s'en étaient rendus
dignes par leur patriotisme. Les démarches des délégués
furent appuyées secrètement par la maison de banque
Rothschild, qui était alors déjà fort puissante,
et par la baronne juive Fanny d'Arastein, qui était en
relations avec la plupart ses membres du Congrès. Parmi les
membres qui représentaient l'Allemagne, deux des plus
influents, Hardenberg et Metternich, étaient favorables à
la demande des Juifs. Ils écrivirent (1815) aux villes
hanséatiques pour blâmer leurs procédés à
l'égard des Juifs et ils conseillèrent au Sénat
de les traiter avec humanité et justice.
Le projet de Constitution pour l'Allemagne, élaboré par
le plénipotentiaire prussien, Guillaume de Humboldt, approuvé
par Metternich et soumis aux délibérations du Congrès,
proclamait l'égalité des Juifs. Un article de ce projet
disait, en effet : «Les trois confessions chrétiennes
jouissent des mêmes droits dans tous les États
allemands, et les croyants de la confession juive, s'ils remplissent
leurs devoirs de citoyen, auront les droits civils correspondant à
leurs devoirs.»
Mais les dispositions
bienveillantes de Metternich et de Humboldt ne suffirent pas pour
faire adopter cet article. C'est que les Juifs eurent à
compter, à ce moment, avec un ennemi peut-être plus
dangereux que l'orgueil de caste et l'envie. Les victoires remportées
sur les Français avaient développé, chez les
Allemands, un sentiment patriotique qui avait dégénéré
en un chauvinisme exalté. Tout ce qui n'était pas
empreint d'un caractère essentiellement allemand paraissait
odieux. De plus, l'école romantique de cette époque,
les Schlegel, les Arnim, les Brentano, avaient présenté
le moyen âge sous des couleurs si séduisantes que
l'Allemagne considérait le retour pur et simple à
l'esprit de ce temps comme son devoir le plus sacré. C'était
là l'idéal qu'elle poursuivait avec un zèle
passionné. Elle était ainsi amenée, entre
autres, vers un christianisme rigoureux, vers une nuit sévère.
Mais le moyen âge ne connaissait que l'Église
catholique, avec son chef suprême, le pape. Les romantiques ne
reculèrent pas devant cette conséquence de leurs
théories, et l'on vit Guerres, Frédéric
Schlegel, Adam Muller et d'autres se convertir au catholicisme et
réclamer le rétablissement du pouvoir des Jésuites
et la restauration de l'Inquisition. Le protestant Gentz affirmait
aussi que seule l'Église catholique pouvait assurer le salut
de l'Allemagne et aider à refaire l'unité de ce pays,
sous l'autorité du pape et de l'empereur.
Toutes ces rêveries eurent des effets excessivement fâcheux
pour les Juifs. A force de fureter dans les archives et de déchiffrer
de vieilles chartes du moyen âge, on ressuscita les sentiments
de fanatisme, d'intolérance et de haine qui, pendant cette
sombre période, avaient provoqué de si terribles
persécutions contre les Juifs. Un professeur de l'Université
de Berlin, Frédéric Rühs, fut le premier à
se faire l'interprète de ces sentiments de violente réaction.
Dans un ouvrage intitulé «Revendication des droits
civils par les Juifs d'Allemagne», il développe la
théorie de l'État chrétien et affirme le droit,
non pas d'expulser les Juifs du pays, mais, au moins, de les humilier
et de les empêcher de s'accroître. Il veut bien qu'on les
tolère, mais non pas qu'on les traite en citoyens. Rühs
proposa mène d'exiger d'eux, comme autrefois, le payement
d'une «taxe judaïque» et de les obliger à
porter un signe distinctif. Peut-être, disait-il, ces
humiliations les décideront-elles à embrasser le
christianisme.
Les idées de Rühs
rencontrèrent de nombreux partisans. Au temps des Lessing, des
Abt, des Kant et dés Herder, les savants allemands eurent à
cœur de prêcher la tolérance et l'amour des
hommes, tandis que Schlegel, Rühs et consorts excitaient à
la haine et aux violences. Ils rivalisaient d'étroitesse
d'esprit et de fanatisme avec les ultra-catholiques. Car ce qu'ils
demandaient, eux, pour l'Allemagne, le pape Pie VII le réalisa
dans ses États. Dès que l'occupation française
eut cessé, il retira aux Juifs leurs droits civils, les
contraignit, à Rome, à quitter les maisons qu'ils
habitaient dans les diverses parties de la ville pour être
parqués de nouveau dans les ghetto, rétablit contre eux
l'Inquisition et leur imposa l'obligation d'assister aux sermons de
prédicateurs catholiques chargés de les
convertir.
Pourtant, au Congrès de Vienne, on persista â
se montrer favorable aux Juifs. Dans un paragraphe spécial on
les déclarait égaux aux autres citoyens et on invitait
les États où ils ne jouissaient pas encore des droits
civils à les leur accorder à bref délai. Mais,
parmi les États de la Confédération, la Prusse
et l'Autriche se montrèrent seules disposées à
adopter ce paragraphe, les autres confédérés,
particulièrement les villes libres, s'y refusèrent. Par
esprit de conciliation, on proposa alors la rédaction
suivante
«La Confédération
doit octroyer aux Juifs la jouissance des droits civils là où
ils consentiront à remplir tous leurs devoirs de citoyens; en
attendant, ils conserveront tous les droits qui leur ont été
déjà accordés dans les États
confédérés.»
Cette
résolution ne contenta pas encore les villes libres, parce que
les Juifs y possédaient, en réalité, les droits
civils, octroyés par les autorités françaises.
Aussi le délégué de Francfort fit-il entendre de
vives protestations. Le sénateur Schmidt, représentant
de Brème, procéda avec plus d'habileté. Au lieu
de récriminer, il s'appliqua à rendre inoffensif le
paragraphe contesté. Il commença par exposer qu'il
serait injuste de contraindre les Allemands à respecter des
mesures prises par les Français et il proposa, pour donner
satisfaction à tous, de remplacer, dans la constitution de la
Confédération, les mots «accordés DANS les
États confédérés » par ces mots :
«accordés PAR les États confédérés.»
Ce changement parut généralement sans importance, et il
fut adopté. En réalité, il modifia totalement le
sens de la résolution. Car, on n'avait plus à maintenir
les droits civils des Juifs que dans les États qui les leur
avaient accordés eux-mêmes. Or, trois pays se trouvaient
seuls dans ce cas, la Prusse, le Mecklembourg et le grand-duché
de Bade. Partout ailleurs en Allemagne, c'étaient les
Français, pendant leur occupation, qui avaient proclamé
l'égalité des Juifs. Metternich et Hardenberg, qui
avaient été, en quelque sorte, les deux chevilles
ouvrières du Congrès pour tout ce qui concernait la
Confédération germanique, se doutaient si peu de la
grave conséquence de ce changement qu'immédiatement
après l'adoption de cet article, ils informèrent les
Juifs des quatre villes libres que le Congrès les laissait en
possession de leurs droits civils.
Forts de cet
article si perfide, les ennemis des Juifs ne tardèrent pas à
donner libre cours à leur haine. En dépit du désir
manifesté par la Prusse, Lubeck expulsa plus de quarante
familles juives. Brême l'imita. La ville de Francfort, liée
par certains engagements, ne put en agir de même, mais fit
subir aux habitants juifs les plus humiliantes vexations, les
excluant des réunions où se traitaient les intérêts
municipaux, les révoquant des emplois officiels qu'ils
occupaient, leur fermant l'accès de beaucoup de professions et
de métiers, leur refusant l'autorisation nécessaire
pour se marier et les parquant de nouveau dans un quartier spécial.
Comme le Sénat de Francfort savait que la Prusse et l'Autriche
étaient presque engagées d'honneur envers les Juifs de
cette ville pour leur garantir le maintien de leurs droits, il
chercha à justifier sa conduite par un mémoire
juridique qu'il fit rédiger par les Facultés de Berlin,
de Marbourg et de Giessen. Mais la communauté de Francfort ne
resta pas inactive. De son côté, elle soumit (janvier
1816) à la diète de la Confédération en
Mémoire où elle exposait le bien-fondé de ses
réclamations. L'auteur de ce mémoire, d'un caractère
à la fois politique et juridique, était Louis
Boerne.
La lutte du Sénat contre les
Juifs de Francfort, qui se prolongea pendant neuf ans (1815-1824),
restera toujours comme une déplorable manifestation du
pédantisme et de l'étroitesse d'esprit des Allemands.
En réponse au Mémoire qui leur avait été
soumis, les cinq jurisconsultes de la Faculté de Berlin
déclarèrent gravement qu'en vertu du règlement
de 1616, les Juifs de Francfort sont et doivent rester les
subordonnés, presque les serfs des bourgeois de cette ville!
En même temps s'élevèrent de tous les points de
l'Allemagne des voix haineuses qui invitaient le peuple et la
Confédération à humilier ou même à
exterminer les Juifs. Des journaux et des pamphlets parurent qui
étaient remplis des plus violentes excitations, comme si le
salut de l'Allemagne et du christianisme exigeait absolument la
disparition des Juifs. Cette agitation littéraire, qui
déchaîna tant de passions et provoqua même des
désordres, dura plusieurs années. Le signal en fut
donné, en janvier 1816, par Frédéric Rühs,
déjà fameux par ses attaques contre le judaïsme.
Son exemple ne tarda pas à être suivi par Frédéric
Fries, médecin et professeur des sciences naturelles à
Heidelberg. Fries publia un ouvrage, «Influence dangereuse des
Juifs sur le bien-être et le caractère allemands»,
où il n'hésitait pas à conseiller
l'extermination de la race juive.
Cette
campagne violente exerça son action funeste même dans
les pays où les autorités avaient paru favorablement
disposées pour les Juifs. Ainsi, en Autriche, dont le
plénipotentiaire au Congrès de Vienne, Metternich,
avait réclamé les droits civils pour les Juifs dans
tous les États confédérés, on abandonna
les traditions libérales de Joseph II pour remettre en vigueur
quelques-unes des anciennes restrictions édictées par
Marie-Thérèse. On y ajouta même de nouvelles lois
d'exception. Les Juifs ne furent pas expulsés, mais renvoyés
dans des ghettos. L'accès du Tyrol leur resta naturellement
fermé, comme aux protestants. En Bohème, il leur fut
interdit de s'établir dans les villages et les petites villes
situés dans les montagnes; en Moravie, au contraire, on leur
défendit de se fixer dans les grandes villes telles que Brünn
et Olmütz. Leur situation était encore plus précaire
en Galicie, où on les traitait aussi durement qu'en plein
moyen âge. L'empereur François II anoblît bien
quelques Juifs riches, mais infligea à tous les autres les
pires humiliations. Ils étaient astreints au service
militaire, mais ce n'est que difficilement que les plus vaillants
d'entre eux arrivaient même aux grades inférieurs.
En Prusse aussi, où pourtant le gouvernement avait donné
l'exemple des mesures libérales à l'égard des
Juifs et où on leur avait accordé presque tous les
droits civils, il y eut un retour vers le passé. L'édit
de Frédéric-Guillaume III, qui reconnaît les
Juifs comme citoyens prussiens, restait lettre morte. Dans les
provinces reconquises ou nouvellement conquises, on promettait aux
Juifs l'égalité, mais ils continuaient d'être
soumis à toutes les mesures restrictives des anciens temps.
Par suite des origines diverses de ses provinces, la Prusse
appliquait aux Juifs les législations les plus variées,
et toujours à leur détriment. Il y avait les Juifs
français, vieux-prussiens, saxons, polonais. Ces derniers
étaient les plus malheureux. Dans la province de Posen, ils ne
pouvaient pas acquérir d'immeubles, ni demeurer dans les
campagnes, ni jouir des mêmes droits que les autres
commerçants. II ne leur était permis ni de se fixer
dans les villes où nul Juif n'habitait auparavant, ni de
transporter leur domicile d'une province à l'autre. On
cherchait surtout à les rendre méprisables aux yeux des
autres croyants. Pendant qu'à un certain moment on avait
évité, dans les actes officiels, d'employer l'épithète
de « juif », les administrations affectaient, au
contraire, de s'en servir de nouveau à toute occasion.
Un fait de ce temps marque bien la malveillance de la Prusse pour les
Juifs. Le décret inique du 17 mars 1808, par lequel Napoléon
1er avait apporté les plus graves restrictions à la
liberté commerciale et au droit de domicile des Juifs de
l'Alsace et des départements rhénans, devait devenir
caduc au bout de dix ans en cas où il ne serait pas renouvelé.
En France, le gouvernement de Louis XVIII, quoique réactionnaire
et clérical, n'essaya même pas, après ces dix
ans, de faire maintenir ce décret, et les Juifs d'Alsace
recouvrèrent tous leurs droits. Mais dans les provinces
rhénanes, où la Prusse avait laissé en vigueur
ce décret quand elle les eut reconquises sur 'a France, il
devait continuer à être appliqué, en vertu d'un
ordre du cabinet du 3 mars 1818, jusqu'à un temps
indéterminé.
A ce moment, les
esprits étaient surexcités en Allemagne à la
suite du meurtre de Kotzebue (mars 1819) par un jeune fanatique,
l'étudiant Charles Sand, à cause des mesures
rigoureuses prises par les différents États contre les
excès démagogiques et la teutomanie, qu'au début
ils avaient, du reste, encouragés eux-mêmes.
Déçus dans leurs
espérances de liberté, les "teutomanes"
étaient irrités de l'échec qu'avaient subi leurs
efforts, et, comme ils se sentaient impuissants contre le
gouvernement, ils s'en prirent aux Juifs. On assista alors, pendant
plusieurs mois, à une série d'excès et de
violences qui rappelèrent les pires jours du moyen âge.
Les
désordres commencèrent à Wurtzbourg, au cri de
Sep! Sep ! ( On prétend que ce mot est formé
des initiales des mots Hierosolyma est perdita.)
La p