Extrait des Souvenirs du baron de Barante, de l'Académie française,
1782 - 1866, publiés par son petit fils, Claude de Barante, aux éditions
C.Lévy en 1899 : Mémoires d'un ancien auditeur au Conseil d'Etat
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La première discussion à laquelle j'assistai offrit un intérêt particulier.
En revenant d'Austerlitz, Napoléon entendit à Strasbourg de vives plaintes
contre les juifs; l'usure qu'ils pratiquaient révoltait la population. Un
grand nombre de propriétaires et de cultivateurs, grevés d'énormes dettes,
avaient reconnu devoir des capitaux bien supérieurs aux sommes prêtés; la
moitié du sol était, disait-on, frappés d'hypothèques pour le compte des
israélites. L'empereur promit d'y mettre bon ordre et arriva à Paris avec
la conviction qu'un tel état de choses ne pouvait être toléré. Il soumit
la question à l'examen du conseil d'Etat. On commença à parler de cette affaire
dans le public. Le Mercure inséra un article
de M. de Bonald, sur les juifs et leur situation parmi les peuples chrétiens.
Ses opinions intolérantes éclataient naturellement dans cette étude superficielle
et déclamatoire. La section de l'intérieur, à laquelle M. Molé et plusieurs d'entre nous venaient d'être attachés,
et d'abord à s'en occuper. M. Regnaud de saint-Jean d'Angely la présidait.
Il chargea M. Molé de faire un rapport. Pour
les hommes politiques et les légistes, il ne semblait pas qu'il y eût difficulté
ni matière d'un doute. Aucune disposition légale n'autorisait à établir la
moindre différence entre les citoyens professant une religion quelconque.
S'enquérir de la croyance d'un créancier pour décider s'il avait le droit
d'être payé, était une étrange idée, aussi contraire aux principes qu'aux
moeurs actuelles. A la grande surprise des conseilles, M. Molé, simple auditeur
de vingt-cinq ans, conclut à la nécessité de soumettre les juifs à des lois
d'exception, du moins en ce qui touchait les transactions d'intérêt privé.
Les conseillers accueillirent son rapport avec dédain et sourire; il n'y
voyaient qu'un article littéraire, une inspiration de la coterie antiphilosophique
de MM. Fontanes et de Bonald. M. Molé n'en fut nullement déconcerté. Il n'y
eut pas de discussion, tous, hormis le rapporteur, étant du même avis.
La question devait ensuite être portée devant tout le conseil. M. Regnaud
exposa sommairement l'opinion de la section et ne crut pas nécessaire de
soutenir un avis universel. M. Beugnot, nommé récemment conseiller et qui
n'avait pas encore pris la parole, estima l'occasion bonne pour son début.
Il traita ce sujet à fond, avec beaucoup de raison
et de talent, et rencontra l'approbation générale. L'empereur, d'une opinion
contraire à celle qui se dessinait, attachait une grande importance à cette
affaire. L'archichancelier déclara donc nécessaire de reprendre la discussion
un jour où Napoléon présiderait. M. Regnaud pria M. Beugnot d'être rapporteur,
pour mieux expliquer et défendre la pensée du conseil.
La séance fut tenue à Saint-Cloud.
M. Beugnot, qui parlait pour la première fois devant l'empereur, et que
son succès enivrait un peu, se montra cette foi emphatique et prétentieux,
enfin tout ce qu'il fallait ne pas être au conseil, où la discussion était
un entretien de gens d'affaires, sans recherches, sans besoin d'effets. On
voyait que napoléon était impatienté. Il y eut surtout une certaine phrase,
où M. Beugnot appelait une mesure qui serait prise contre les juifs, "une
bataille perdue dans les champs de la justice", qui parut très ridicule.
Quand il eut fini, l'empereur, avec une verve et une vivacité plus marquées qu'à l'ordinaire,
répliqua au discours de M. Beugnot, tantôt avec raillerie, tantôt avec
colère; il protesta contre les théories, contre les principes généraux et
absolus, contre les hommes pour qui les faits n'étaient rien, qui sacrifiaient
la réalité aux abstractions. Il releva avec amertume la malheureuse phrase
de la bataille perdue, et, s'animant de plus en plus, il en vint à jurer,
ce qui, à ma connaissance, ne lui est jamais arrivé au conseil. Puis il termina
en disant :
- Je sais que l'auditeur qui a fait le premier rapport n'était pas de
cet avis, je veux l'entendre.
M. Molé se leva, lut son travail et commença une discussion qui ne pouvait
guère avoir de liberté.
M. Regnaud défendit assez courageusement l'opinion commune et même de
M. Beugnot.
M. de Ségur risqua aussi quelques paroles :
-Je ne vois pas pas ce que l'on ferait ! ...
L'empereur se radoucit et tout se termina par la résolution de procéder
à une enquête sur l'état des juifs en France et sur leurs habitudes concernant
l'usure.
On composa la commission de trois maîtres de requêtes : MM. Portalis,
Pasquier et Molé, à qui ce titre fut en même temps conféré. On chargea les
préfets des départements où il existait une population juive de désigner
des rabbins ou autres coreligionnaires considérables qui viendraient fournir
des renseignements à la commission. M. Pasquier eut
à les recueillir. Pour la première fois, on connut la situation des israélites,
la division de leurs sectes, leur hiérarchie, leurs règlements. Le mémoire
de M. Pasquier fut très instructif; cette enquête avait été faite avec tolérance
et impartialité. L'empereur, calmé, en était venu à l'idée très sage que
le culte juif devait être officiellement autorisé. Un décret impérial, pour donner quelque satisfaction
aux plaintes de l'Alsace, prescrivit des dispositions transitoires et une
sorte de vérification qui ne mettait point à l'avenir les créanciers juifs
hors du droit commun. Puis on convoqua, pour réglementer l'exercice de ce
culte, un grand sanhédrin. En résumé, toute cette affaire, commencé dans
un mouvement d'irritation malveillante et d'intolérance, se termina par une
reconnaissance solennelle des rabbins et des synagogues, par une éclatante
confirmation de l'égalité civique des israélites.
Quelques mois après, en Pologne, devant l'empressement des juifs à être
utiles à l'armée française et à servir, moyennant salaire, de fournisseurs
ou d'espions, l'empereur disait en riant :
- Voilà pourtant à quoi me sert le grand sanhédrin !
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