Archives Israélites ; 7 février 1907
UN CENTENAIRE
LE GRAND SANHÉDRIN
La date du 9 février ne devrait pas, cette année, passer inaperçue
dans le Judaïsme français, s'il avait la mémoire du passé, le culte des
grands événements à un degré supérieur à son souci du présent et à sa préoccupation
de l'avenir.
Samedi prochain, il y aura exactement un siècle que se réunit, à
l'Hôtel de Ville de Paris, Salle Saint-Jean, celle assemblée mémorable
connue sous le nom de Grand- Sanhédrin.
On sait dans quelles circonstances Napoléon 1er que hantait -entre
deux victoires - la volonté d'organiser les cultes comme il avait codifié
la législation civile fit revivre "ce corps tombé avec le Temple" ainsi
que s'exprimèrent les commissaires impériaux chargés d'en informer l'Assemblée
des Notables Israélites réunis, depuis le 26 juillet pour répondre au questionnaire
touchant les rapports de la loi juive avec les obligations de la société
civile.
Le Grand Conquérant qui avait soumis l'Église en lui imposant le
Concordat, fixé le statut des protestants, était tourmenté par la pensée
de mettre à la raison les Juifs qu'on lui dépeignait - faussement d'ailleurs
- comme insoumis, réfractaires aux lois et, incapables de s'élever au niveau
social.
A la suite d'une discussion qui s'était engagée à ce sujet. en sa
présence au Conseil d'État et à laquelle il avait pris part, il avait chargé
Molé, Maître des Requêtes, d'étudier la question, et celui-ci, imbu des préjugés
de l'ancien régime, dans le rapport qu'il avait fourni, avait présenté
les sujets israélites du grand Empereur sous un jour vraiment désastreux.
Napoléon, avant de sévir, voulut, avec la curiosité de tout qui était
la marque de son génie, se renseigner sur l'état d'esprit véritable de
ces populations juives à peine émancipées, à peine échappées du Ghetto
infamant et déprimant. Il aurait pu ordonner une enquête que ses fonctionnaires
auraient conduite avec cette minutie des détails qu'il affectionnait.
Mais, hanté qu'il était, du désir de faire grand, en tout, il lui
parut qu'une assemblée des notables israélites réunie solennellement à Paris
était, sinon le moyen le meilleur, du moins le plus imposant de satisfaire,
à sa légitime curiosité, de l'éclairer sur les pensées de derrière la tête
de cette race dont, on ne lui avait dévoilé que des dessous peu flatteurs.
Que voulait savoir Napoléon?
Le questionnaire soumis aux membres de Assemblée des Notables, et
que vinrent lui porter, en un discours empreint de la pompe du temps, MM.
Mathieu Molé, Portalis et Pasquier, maîtres des Requêtes
au Conseil d'État, va nous le dire :
Est-il licite aux Juifs d'épouser plusieurs femmes, et le divorce
leur est-il permis ? Une Juive peut-elle se marier avec un chrétien et une
chrétienne avec un juif ? Les Français sont-ils aux yeux des Juifs leurs
frères ou des étrangers ? Quels rapports leur loi prescrit-elle avec ceux
qui ne sont pas de leur religion ? Les Juifs nés en France et traités en
citoyens par la loi, se considèrent-ils comme Français et regardent-ils la
France comme leur patrie ? Se tiennent-ils pour obligés d'obéir aux lois et
aux dispositions du Code Civil ?
Puis viennent des questions sur les rabbins, leur caractère, leur
mode de nomination.
Il était encore demandé. si certaines professions étaient défendues
aux Juifs. Enfin Napoléon était curieux de connaître les principes de la
loi juive en matière d'usure.
On voit quel champ varié de matières s'offrait par la volonté impériale,
aux réflexions et aux méditations de. Notables Israélites.
Certes, nos pères durent éprouver une pointe de vanité, sinon d'orgueil,
quand ils apprirent que le Grand Conquérant daignait, entre tant de la guerre
et de la paix qui s'entrecroisaient sans se confondre dans son cerveau généralisateur,
s'occuper de leur sort, s'enquérir de leur situation.
Après les avanies séculaires, les humiliations de toutes sorte, dont
on n'avait cessé de les abreuver, voici que 1e grand Empereur pensait à
eux, se penchait sur les parias d'hier, et, d'un de ses gestes grandioses,
les conviait à une manifestation qui ne pouvait que flatter leur amour propre.
Enfin, on ne les traitait plus comme une quantité négligeable, et, a côté
des Églises qui se rouvraient leurs Synagogues ne feraient plus si pauvre
figure !
Mais leur satisfaction de se voir consulter par l'empereur n'était
pas sans mélange ! le décret du 30 mai 1806 qui ordonnait la convocation
d'une Assemblée des Notables Israélites respirait plutôt la colère et la
défiance que la sympathie et le désir de rendre justice aux opprimés séculaires.
Il suait, à chaque ligne, le mépris et la suspicion. Il y était surtout
question de la pratique de l'usure chez les Israélites, de leurs "ressources
honteuses" et de "la nécessité de ranimer en eux les sentiments amortis
de morale civile". Et comme pour bien marquer la note malveillante, ce décret
accordait un sursis d'un an aux débiteurs des israélites pour l'exécution
des jugements prononcés à leur encontre.
Les notables Israélites devaient être rien de moins que rassurés.
Ils avaient à désarmer des préjugés encore bien vigoureux à dissiper des
préventions bien tenaces qui se reflétaient dans le dispositif du décret.
Ce fait du prince qui suspendait l'effet des créances consenties par une partie
de la population n'était pas de nature à leur donner, comme on dit, du courage
au ventre.
Mais il y avait parmi ces notables, ces émancipés d'hier, des hommes
de réelle valeur, des caractères bien trempés, des esprits avisés et déliés
et les commissaires impériaux ne furent pas longtemps dans leur commerce
sans que leurs idées sur les Juifs se modifiassent du tout au tout. Le Chancelier Pasquier, dans ses mémoires, nous
conte le revirement complet qui s'opéra à ce sujet dans l'esprit de son
collègue, le comte Molé fort mal disposé, au début, à l'égard du Judaïsme
et et de ses adeptes.
Il y avait au sein de cette assemblée les Avigdor, les Furtado et
Isaac-Beer, qui, mêlés activement au mouvement social et d'ailleurs pénétrés
des devoirs du Judaïsme à l'égard de la Nation qui avait brisé ses fers,
surent imprimer à ses délibérations la sagesse et la noblesse de vues qu'il
convenait en la circonstance.
Mais Napoléon qui se faisait tenir au courant de ses travaux, estimât
que les réponses à son questionnaire, si satisfaisantes qu'elles fussent,
risquaient, émanant d'une assemblée où l'élément laïque dominait de ne
pas recueillir l'adhésion des Communautés, de ne pas être généralement
acceptées.
Il voulait lier le Judaïsme par une sorte de nouveau pacte. De là
naquit chez lui , cette idée juste de faire convertir les résolutions adoptées
en décisions doctrinales par un grand Sanhédrin revêtu d'une autorité religieuse
suprême, imposant à tous, forçant les consciences et d'un prestige qui
ajouterait à la grandeur de ses actes.
Et voilà comment, le 9 février 1807, se réunissait à Paris cette
sorte de. Synode rabbinique dont les membres étaient accourus de toutes
les provinces de l'empire français et du royaume d'Italie.
Aux dix-sept rabbins qui avaient fait partie de l'Assemblée des Notables
s'ajoutèrent vingt-neuf autres docteurs de la Loi et le chiffre de soixante
et onze membres, égal au nombre même du Sanhédrin de Jérusalem, fut complété
par l'adjonction de vingt-cinq laïques, les plus marquants, siégeant déjà
dans l'Assemblée des Notables.
Le spectacle de ce Concile, appelé à déterminer les devoirs des Israélites
envers la loi civile, en même temps qu'à dissiper les préjugés courant
sur leur religion et leurs mœurs fut des plus imposants. Une gravure du temps nous a conservé la physionomie
et le souvenir. Dans la salle Saint-Jean de l'Hôtel de Ville de Paris prirent
place sur des banquettes disposées en hémicycle, à l'exemple du Sanhédrin
de Jérusalem, les membres du Sanhédrin moderne. Les rabbins occupaient
occupaient les premières places par rang d'âge, puis venaient les laïques.
L'Assemblée avaient élu pour chef ou pour Nasi, le vénérable David Zintzheim, un des talmudistes les plus célèbres
de l'époque. Parmi les vice-présidents se trouvait Abraham Cologna, une illustration du rabbin italien
qui joignait à une connaissance étendue de la théologie hébraïque une culture
profane variée, rareté pour l'époque. Et il y avait des rabbins, des sommités
talmudiques de toutes les provinces de l'Empire français ou du royaume d'Italie,
des bords du Rhin et du Pô, de la Sarre et du Mincio. Ces rabbins qui n'étaient
pas tous des vieilles barbes au physique, la remarque en avait été faite
par Napoléon lui-même lors de l'audience qu'il leur accorda aux Tuileries,
ne l'étaient pas tous non plus au figuré. Il y avait parmi eux, surtout du
côté des Italiens, quelques esprits sinon hardis du moins imbus de dispositions
conciliantes. Quant aux laïques, les Furtado, les Avigdor, les Isaac Beer,
tout acquis aux idées nouvelles, encore bouillonnants de la fièvre de la
Révolution, ils avaient été certainement désignés pour donner une pointe de
modernisme à cette assemblée ressuscitée des temps bibliques, mitiger son
esprit archaïque et l'orienter dans les voies où l'on voulait que le judaïsme
s'engageât.
Les travaux de ce parlement juif se prolongèrent de 9 février au
9 mars 1807, période pendant laquelle il tint huit séances, qui furent
très courues par la société du temps avide d'un spectacle qui ne manquait
ni d'originalité, ni de grandeur. Bien que ces beaux messieurs et ces belles
dames que la gravure nous montre penchés curieusement sur les balustrades
des galeries ne dussent pas comprendre grand chose aux débats où les langues
française, allemande, italienne et hébraïque s'entrechoquaient, la dignité,
la gravité avec laquelle ils se poursuivaient, l'air vénérable de la plupart
des membres qui sentaient les responsabilités qui pesaient sur eux, étaient
faits pour leur imposer et leur donner une idée de respect de cette population
juive qu'ils avaient appris plutôt à mépriser.
La discussion, sur les sujets soumis à l'Assemblée, tout en étant
des plus courtoises, monta souvent, en raison de l'importance des résolutions
à prendre, à un ton assez élevé, dont le procès-verbal, pourtant forcément
sobre et sec, sorti des presses de l'Imprimerie Impériale trahit, par endroit,
la vivacité.
Les rapports sur les principales questions, polygamie, répudiation,
mariage, fraternité, le prêt entre israélites et non-israélites, les relations
morales, civiles et politiques, sur les professions utiles, dus pour la plupart
à la plume élégante et littéraire de M. Furtado, sont conçue dans un esprit
élevé, philosophique, respirant de nobles sentiments, imprégnés à la fois
d'un filial respect pour les doctrines religieuses séculaires et d'un vivace
attachement au pays libérateur, à ses lois et ses institutions, et aux idées
de progrès qui venaient de triompher.
La tâche imposée d'abord à l'Assemblée des notables et ensuite au
grand Sanhédrin n'était pas, des plus aisées. D'abord les uns et les autres
délibérèrent un peu sous le sabre. L'épée de Napoléon remplaçait, à leur
chevet, celle légendaire de Damoclès.
Il s'agissait de trouver dans les décisions à prendre, une formule
qui, sans rien entreprendre sur la doctrine juive, fut cependant de nature
à satisfaire le Maître qui, rien qu'en fronçant le sourcil, faisait trembler
l'Europe.
Eh! bien, ces juifs misérables dont les yeux venaient à peine de
s'ouvrir à la lumière du siècle, que Napoléon traitait avec dureté, surent
s'imposer sinon à sa bienveillance du moins à son intérêt et à son respect.
Et certainement l'impression qu'il éprouva de ces délibérations sagement
mûries, conduites avec une dignité toute parlementaire, fut plutôt favorable,
quoiqu'elle ne persista pas, à en juger par l'odieux décret du 17 mars 1808.
Il n'est pas possible de résumer en un article ces décisions doctrinales
qui embrasent les questions des rapports des Juifs avec leurs concitoyens
des autres cultes et règlent leurs devoirs avec la patrie qui les a adoptés.
Ce qu'on peut dire, c'est qu'elles reflètent fidèlement l'esprit
du Judaïsme, qui, contrairement aux légendes répandues, est une religion
sociable, débordante d'humanité.
L'absence d'antinomie entre le Judaïsme et la Société civile a été
admirablement mise en lumière par le grand Sanhédrin qui a montré en même
temps, textes bibliques et talmudiques en mains, combien notre législation
religieuse était toute pénétrée, toute baignée de sentiments de fraternité
et de justice envers tous les hommes, tous les fils du même Créateur.
Si, au point de vue du culte proprement dit, telle ou telle décision
doctrinale a pu prêter à la critique, il n'en ressort pas moins que, dans
leur ensemble, elles expriment fidèlement la pensée juive vis-à-vis de la
Société ...
Il n'y a pas un rabbin si enfoncé qu'il puisse être dans le passé,
qui n'y souscrirait des deux main. Cela a été une gloire pour le Judaïsme
français d'avoir, au début de l'ère d'Émancipation que notre pays, toujours
à l'avant-garde de la justice et du progrès, a ouverte, fourni l'occasion
de cette manifestation grandiose, dont le souvenir mémorable méritait d'être
rappelé, évoqué, en cette année de son premier centenaire.
Et si cette date du 9 février 1807 n'a pas été commémorée comme elle
aurait dû l'être, le signataire de ces lignes dont le grand'père eut l'honneur
de faire partie, comme rabbin, au grand Sanhédrin, n'a pas voulu la laisser
passer sans la saluer, sans la souligner comme celle d'un événement qui
a fait époque dans l'histoire du Judaïsme moderne. En effet, la nouvelle
parvenue aux communautés les plus lointaines frappa vivement l'imagination
populaire.
Napoléon qui était un metteur en scène merveilleux avait trouvé un
moyen prestigieux d'annoncer à Israël plongé encore un peu partout dans
l'abjection du Ghetto que les voies de la civilisation lui étaient ouvertes
et que c'était la France qui les lui frayait, la France que nos frères du
monde entier apprenaient ainsi à vénérer comme leur seconde patrie !
H. Prague.