Citoyen Premier Consul
Vous m'avez permis de vous proposer quelques idées sur la direction
à donner aux journaux. je vais vous soumettre celles qui se sont offertes
à moi.
Tant de sots parlent aujourd'hui de l'influence de l'opinion publique,
que les gens d'esprit sont presque tenté de ne plus y croire. Il faut pourtant
convenir que l'opinion publique est quelque chose, quand on peut réussir à
en former une.
S'il est possible de former une opinion publique, les journaux sont
incontestablement un grand moyen pour arriver à ce but. Ils s'occupent chaque
jour des milliers de lecteurs, qui influent plus ou moins sur l'esprit de
leur coterie ou de leur ville; et dont la plupart, incapables de juger et
de penser par eux mêmes, sont toujours prêts à recevoir les jugements et
les pensées d'autrui.
Je suis bien éloigné de croire que les journaux soient le seul moyen
de former l'esprit public; je ne crois pas même qu'ils
soient le moyen le plus efficace. L'esprit public est en général l'ouvrage
des institutions, des événements, des habitudes, de la combinaison des intérêts
divers et de toutes les circonstances qui nous environnent et qui peuvent
agir sur nous.
Quand il y a chez un peuple des idées fixes, des habitudes établies
et des intérêts uniformes, il arrive plus souvent que l'opinion influe sur
les journaux qu'il n'arrive que les journaux influent sur l'opinion. cependant,
même dans cet état de choses, ils ont encore leur utilité; s'ils ne créent
pas, ils conservent.
Dans le moment actuel, les journaux peuvent être et plus dangereux et
plus utiles que dans aucun autre temps, parce que la Révolution en changeant
tout, a déplacé tous les intérêts et toutes les idées. On a besoin de tout
refaire jusqu'aux notions les plus ordinaires et les plus simples.
Il est donc important de s'occuper des journaux et des journalistes.
Depuis dix ans, on lit plus que jamais et on lit partout. Les feuilles périodiques
circulent chez l'étranger comme en France. Tous
les hommes qui ont un peu d'intelligence et beaucoup de loisirs s'accommodent
admirablement de ces feuilles et en font jusque leur occupation principale.
Il est des hommes qui se raidissant contre l'expérience de dix années
d'anarchie et de malheurs osent réclamer pour les journalistes la liberté
absolue de la presse, sans penser qu'en tout la liberté absolue ne peut être
employée que comme moyen de destruction. D'autres voudraient entièrement
proscrire les journaux, parce qu'il est toujours plus facile et plus commode
de proscrire que de diriger.
Il est un juste milieu. Le vrai, comme le bon, se trouve constamment
entre deux limites.
La question sur la meilleure manière de tirer parti des journaux pour
le plus grand bien de l'Etat, est une question purement administrative. Cette
question appartient moins à la puissance qui commande ou qui ordonne, qu'à
la sagesse qui observe ou qui régit. Sur cette matière on n'a pas besoin de
lois; on n'a besoin que de surveillance.
Peu de personne ont une opinion à elles.
Le peuple, c'est à dire presque tous les hommes, se nourrissent d'opinions
toutes faites. Les feuilles publiques sont les canaux par lesquels ces opinions
coulent et se répandent dans toutes les classes des citoyens; mais la première
condition pour que ces feuilles puissent faire une impression utile, est que
l'on puisse présumer l'indépendance de ceux qui les rédigent. Tout ce qui
porterait l'empreinte de la gène ou de l'autorité deviendrait insipide et
plat.
La première règle de conduite est donc, non de laisser aux journalistes
une liberté réelle et entière, mais d'accréditer sans affectation l'idée consolante
pour les lecteurs que les journalistes sont libres. Pour cela, il ne faut
que diriger habituellement, d'une manière secrète et invisible la rédaction
des journaux.
La mesure la plus générale est d'indiquer aux rédacteurs, d'après les
besoins et les circonstances, les matières que l'on doit traiter, et l'esprit
dans lequel elles doivent être traitées.
Trois choses sont principalement à considérer dans un journal. : l'éloge
ou la critique, la discussion, la narration.
L'éloge des particuliers ou des actions individuelles intéresse peu
l'Etat. Il y a peu de règles à prescrire sur cet objet.
L'essentiel est de veiller sur les éloges que l'on fait du Gouvernement.
Les éloges publics, quand ils ont l'air d'être des actes de commande ne produisent
aucun effet. Quelque fois même, ils excitent la contradiction en réveillant
l'envie ou la haine. Il y a dans le coeur humain une disposition inquiète
qui s'irrite contre toute espèce de supériorité. Il faut ménager cette disposition.
Dans ce moment, le Chef de l'Etat est au dessus de tout éloge. Le nommer
c'est emballer tous les sentiments qui peuvent se mêler à l'admiration et
à l'amour.
Mais il ne faut pas confondre le respect et l'amour que tout inspire
et commande pour le Chef de l'Etat, avec les diverses impressions que peuvent
produire les différentes opérations administratives, politiques ou civiles.
Il n'y aura jamais qu'une voix, comme il n'y a qu'un sentiment pour le Premier
Consul. Il en est autrement des opérations administratives, politiques ou
civiles qui ont toujours à lutter contre les systèmes, les passions et les
intérêts. La seule manière d'accréditer ces opérations est de les présenter
avec discernement par leur côté favorable. Dans ce genre tout ce qui n'a
que le caractère de l'éloge porte l'empreinte de la complaisance. Pour servir
le gouvernement, il faut écarter de soi le soupçon de vouloir le flatter.
L'auteur de la nature a abandonné le monde à la dispute des hommes.
Il est des objets qu'un gouvernement peut abandonner à la discussion des
citoyens. Sans doute le choix de ces objets ne doit pas être laissé aux caprices
d'un journaliste, car souvent la méprise plus ou moins volontaire du journaliste
pourrait compromettre les plans du gouvernement. Mais il faut faire la part
au désir naturel qu'ont les administrés de censures. L'administration dans
tous les temps et dans tous les pays ont été disposé à critiquer la puissance.
C'est une sorte d'indemnité que celui qui est tenu d'obéir se ménage contre
celui ou ceux qui commandent. Si l'on refuse tout aliment à la malignité,
elle dégénère en mécontentement à toute occasion; il faut donc qu'une main
habile marque la ligne à tracer entre les choses qui ne doivent point être
laissées à la censure et celles dont la malignité peut s'emparer sans aucun
danger pour l'Etat.
Il est impossible que tout soit d'un égal intérêt pour le gouvernement
: donc il y a toujours un choix à faire. On a même quelque fois besoin de
distraire les esprits d'une grande opération, pour les fixer sur une autre
d'une moindre importance. C'est là, surtout, où la nécessité de faire une
part quelconque au désir de critiquer devient plus sensible et plus pressante.
Dans les moments les plus calmes et les plus ordinaires, il n'est jamais
inutile de développer les raisons qui motivent une opération administrative
ou politique. Or ce but ne peut être bien rempli que par une sorte de controverse
dirigée avec sagesse. Car si on loue d'office et avec étendue une opération
qui n'a point été critiquée, on fait soupçonner qu'elle peut être regardée
comme mauvaise, et presque toujours on la juge telle sans examen, au lieu
qu'une opération faiblement attaquée et fortement défendue propice infailliblement
dans l'opinion. Car le public sait toujours gré de ce qu'on lui donne quelque
chose à juger. Il devient bénévole quand on à l'air de faire quelque cas
de son jugement, et rarement il se trompe quand on ne l'égare pas.
Il peut être utile encore, non seulement de fixer l'opinion sur des
opérations faites, mais de la préparer sur des opérations à faire. Je sais
qu'il est des choses sur lesquelles il ne faut pas imprudemment ou indistinctement
pressentir le public, mais il en est d'autres sur lesquelles on peut se permettre
cette officieuse et légère indiscrétion.
Quant à la partie narrative des journaux, elle est très essentielle
: mille faux bruits courent sourdement. Si un journal les publie, il faut
que d'autres les démentent le lendemain. La publication d'un fait erroné
ou faux est rarement dangereuse quand ce fait est démenti ou expliqué sans
délai, car alors le public est désabusé, et souvent il ne le serait jamais
sans l'imprudence du journaliste qui, en publiant un mensonge, a fourni l'occasion
d'éclairer la vérité.
Il est dans la narration des faits les plus simples un art de les rendre
intéressant. Aujourd'hui un journal copie un autre journal. Toutes les feuilles
périodiques sont sans couleurs, si elles sont sans danger.
Au reste, il ne faut ni trop craindre les journaux, ni les mépriser
trop, mais il faut les diriger : voilà tout le système.
Il ne s'agit pas seulement de préparer ou ou de fixer l'opinion publique
en France, il s'agit s'occuper encore de l'opinion publique chez l'étranger. Ce second point de vue demande une surveillance
plus particulière. Sans mettre les journalistes dans la confidence du secret
de Grande diplomatie, on peut les avertir de traiter tels objets, d'énoncer
certaines nouvelles avec des observations propres au moment; d'attaquer
certaines institutions que des novateurs voudraient introduire ou naturaliser
parmi nous, de comparer ces institutions avec les nôtres, de louer quelque
fois ce qui se passe au dehors pour être plus facilement crus quand nous
blâmons, de prouver à nos alliés, à nos amis, la communion de leur intérêt
avec le nôtre, d'éclairer les négociants français sur des points qu'une aveugle
routine ou qu'un intérêt plus aveugle encore les empêche d'apercevoir, de
réfuter les journaux de nos éventuels ennemis, et de le faire d'une manière
imposante pour l'Europe.
Il ne circule guère, dans le monde entier que des journaux français,
ou des journaux anglais. Les feuilles périodiques des autres nations ne sont
guère que des extraits de ces journaux. Nous sommes donc essentiellement intéressés
à nous ménager dans la rédaction de nos papiers publics la supériorité que
nous obtenons sur tant d'autres objets. On craint toujours plus ou moins une
nation qui sait écrire et parler.
En dirigeant bien les journaux on parviendra à discréditer les Bulletins
manuscrits dont la circulation confuse est une espèce d'impôt que la malignité
lève sur la sottise.
Pour remplir les vues que je viens d'exposer, il faut un homme de choix
qui reçoive tous les huit jours ou à des époques plus rapprochées, le mot
du gouvernement sur les matières à traiter. Un censeur en titre ou à brevet
ne conviendrait pas, car il n'y aurait plus d'illusion si l'on voyait le
jeu des machines. Le directeur ne doit pas être connu; il ne rempli qu'une
mission de confiance. Sa marche doit être invisible, elle ne doit être marquée
que par ses heureux résultats.
Sur quels journaux exerce-t-on la surveillance dont il s'agit ?
Il est une surveillance de police qui doit être continuée à être exercée
sur tous, mais la surveillance de direction dont je parle, doit être limitée
à ceux d'entre les papiers publics qui sont plus favorablement accueillis.
Il ne peut pas être question ici du Moniteur Journal officiel. Il est
nécessaire qu'un tel journal existe comme destiné à donner de la notoriété
aux règlements, aux arrêtés, aux opérations du gouvernement, et à rendre authentique
les faits que le gouvernement a l'intérêt de répandre. On peut encore y faire
inscrire des observations pour développer certaines questions importantes,
ou pour répondre à d'injustes censures des vues et des opérations de l'administration
et de la politique.
Mais à moins que l'on soit dans les circonstances où le gouvernement
puisse croire utile de faire des déclarations officielles de ses sentiments
sur certains objets, il sera toujours plus convenable dans le cours ordinaire
des choses, que les observations et les raisonnements dont on peut étayer
les vues de l'administration publique, se trouvent dans les autres journaux,
par ce qu'ils y produisent plus d'effet.
D'ailleurs tout est remarqué dans le journal officiel. Il est bon d'y
éviter tout ce qui pourrait y avoir l'air de la contradiction ou de l'inconséquence,
et on jugera peut être que les raisonnements et les observations que l'on
peut se permettre sur des objets nécessairement variables avec les circonstances,
peuvent entraîner quelques inconvénients.
En général, il faut donc se servir des autres journaux pour toutes les
choses que l'on peut se dispenser de marquer au coin de l'autorité, et qui
ont besoin d'être aidées par l'opinion.
Trois journaux s'offrent principalement à moi ; Le journal des Débats,
le Publiciste et la Gazette de France. Ces journaux sont ceux
qui ont le plus de faveurs quoiqu'ils ne soient pas tous également accrédités.
Le journal des Débats a plus d'abonnés que les deux autres, parce
qu'il est d'une couleur plus prononcée sur certaines opinions favorites, et
parce qu'il traite avec un peu plus de malignité les questions de littérature,
et les petits événements de théâtre.
Le Publiciste est plus réservé sur les différents objets qu'il
traite, et par accident il devient quelquefois impudent sans le savoir ou
en le sachant. Il a toujours l'air de donner plus à entendre qu'il ne le dit.
Cela même le rend moins populaire en France où les divers partis n'aiment
pas qu'on biaise, mais cela l'accrédite d'avantage chez l'étranger, où l'on
aime à se persuader que l'on devine ce qu'un journal n'ose dire.
La Gazette de France est celui des trois journaux qui a le moins
d'abonnés, parce que depuis quelque temps, ce journal parait être trop négligemment
rédigé.
Si l'on prend le parti de diriger ces trois journaux, il convient de
laisser à chacun sa physionomie et son caractère. Ainsi quand on croira bon
découvrir une discussion, la controverse sera établie entre le publiciste
et le journal des Débats.
Quand il y aura quelques déclaration à faire d'une manière forte et
saillante, on pourra le confier au journal des débats.
La gazette de France sera réservée pour appuyer ou pour mitiger ce que
les autres auront dit ou pensé.
L'essentiel sera d'affider de bons rédacteurs, des hommes d'esprit,
dont les talents et le style auront une influence salutaire.
En conférant avec des personnes capables de me donner de bons renseignements,
je me suis convaincu que de petites sommes d'argent distribuées à propos suffiraient
pour faire marcher cette affaire.
Vous pensiez, Citoyen Premier Consul, que le gouvernement, s'il était
content de la rédaction des journaux, pourrait s'engager à prendre cinq cent
exemplaires de chacun mais cette mesure serait connue infailliblement, et
dès lors, la direction si utile des journaux n'aurait plus l'effet que l'on
peut s'en promettre.
Il parait que les journalistes et les personnes intéressées, comme propriétaires
ou autrement, à la rédaction du journal dont il s'agit, seraient déjà très
satisfait de l'avantage qu'ils trouveraient dans la manière dont leurs feuilles
seraient accréditées. Ces feuilles deviendraient plus intéressantes, les rédacteurs
ne seraient jamais embarrassés sur la matière à traiter. Ils seraient sujet
et à moins de craintes et à moins d'inquiétudes. leur sort sera plus assuré
par la surveillance de direction qui tournera à leur profit particulier en
faisant le bien général de l'Etat.
Cette partie de l'administration ne peut donc dégénérer en surcharge
pour le Trésor public.
J'ai dit, en commençant, que les journaux sont un des moyens que l'on
peut employer pour agir sur l'opinion; mais j'ai dit aussi que ce moyen n'est
pas le seul. Si le Premier Consul le permet, J'aurai l'honneur de lui proposer
successivement mes observations sur la manière de passer les savants et les
gens de lettres, afin de faire tourner au profit du gouvernement leur influence
dans la société.
Salut et Respect
Portalis
Paris le 23 Brumaire an XI