ZALKIND HOURWITZ, JUIF DES LUMIERES ET HUMANISTE
("Apologie des Juifs" - 1789 - préface
de Mickaêl Löwy et Eleni Varikas - Ed Syllepse 2002.
Article de Christiane Galili dans "La Lettre des amis de
la C.C.E. n° 38 d'avril 2002 - 14, rue de Paradis 75010 Paris)
En 1788, un concours sur
l'émancipation fut lancé par la Société
Royale des Sciences et des Arts de Metz, première ville juive
du royaume, perturbée par un climat d'intolérantes
tensions.
Préoccupés par deux décennies de campagnes
antijuives, les notables de l'Académie transgressèrent
donc les statuts interdisant de traiter des affaires de religion ou
d'Etat et posèrent la question suivante: "Est-il des
moyens de rendre les Juifs plus utiles et plus heureux en France ?"
Ils écartèrent les
réponses proposant de les cantonner à l'apiculture ou
de les déporter en masse dans le désert de Guyane et
couronnèrent trois candidats : l'abbé Grégoire
pour "Essai sur la régénération physique,
morale et politique des Juifs", l'avocat protestant Claude
Antoine Thiery pour sa dissertation (inspirée par Berr Isaac
Berr dirigeant de la communauté juive alsacienne) et
enfin le seul Juif à répondre, Zalkind Hourwitz, Juif
polonais, pour son "Apologie des Juifs, en réponse à
la question: Est-il des moyens de rendre les Juifs plus heureux et
plus utiles en France? (l'inversion des termes utiles et heureux nous
renseigne déjà sur la personnalité de l'auteur).
Le censeur royal approuvera "avec
satisfaction et intérêt" cet ouvrage érudit
et Louis par la Grâce de Dieu, Roi de France & de Navarre
autorisera la publication: "Car Tel Est Notre Plaisir, donné
à Paris, le onzième jour du mois de février,
l'an de grâce, mil sept cent quatre-vingt-neuf, & de notre
règne le quinzième. Par le Roi, en son Conseil."
Nous ne saurions trop recommander
la lecture de ce texte rare, magnifique d'intelligence, d'humour,
d'ironie malicieuse, de culture et d'humanisme, dont nous disent les
auteurs de la préface, la "houtzpa" du "paria
rebelle" pigmente les lignes, luttant pour faire admettre "le
Juif; comme juif; au rang de l'humanité" :
"Tant qu'il ne sera pas prouvé que les Juifs sont
vraiment dégénérés, je ne vois point la
nécessité, ni même la possibilité de les
régénérer, à moins qu'on ne prenne pour
preuve de dégénération les petites représailles
dont la nécessité les obligent d'user envers leurs
injustes ennemis qui, sans provocation les oppriment, les détestent,
les méprisent, les renferment dans un cloaque, où ils
les assiègent et les affament, et qui poussent l'injustice
jusqu'à prendre leurs représailles pour des agressions.
[. . .] Ce ne sont donc pas les Juifs mais les Chrétiens,
qu'il faudrait régénérer et rendre justes et
humains envers les premiers."
Qui est Z. Hourwitz ? Un fils de rabbin, né à Lublin en
1740, disciple à Berlin de Moses Mendelssohn, féru de
Talmud, déiste mais indépendant de tout groupe, toute
communauté particulariste, subtil connaisseur du judaïsme
et de la philosophie des Lumières, vivant à Metz et qui
s'installe à Paris en 1786 rejoignant d'autres Juifs,
d'horizons différents, fuyant les ghettos ou le dirigisme
communautaire. Il est nommé secrétaire-interprète
à la Bibliothèque Royale pour les langues orientales
et, dans le même temps, paraît son Apologie, réclamant
l'émancipation totale et immédiate des Juifs dans leur
ensemble. En 1789, il s'engage dans la Garde Nationale et participe à
la délégation juive à l'Assemblée
générale de la Commune de Paris. Il réussit à
convaincre la Commune en janvier 90, mais il faudra attendre
septembre 91 pour que soit décrété
l'émancipation civique des Juifs. Il écrira à
Saint-Just en avril 94, sous la Terreur, critiquant les mesures
hostiles aux étrangers! Après la Révolution, il
se retire de la vie politique et meurt en 1812, pauvre et oublié.
L'Apologie se structure sur des
positions humanistes et universelles et celui qui "parle plus en
homme qu'en Juif" insiste sur les contradictions sociales, entre
l'exclusion de peuples entiers et les principes philosophiques,
soulignant les souffrances infligées aux Juifs mais aussi aux
esclaves noirs et aux Indiens d'Amérique. Sa crédibilité
critique est issue de cette démarche universaliste, défendant
une cause particulière à partir de valeurs générales.
"Quoi de plus ridicule que
l'inscription que MM. de Francfort-sur-le- Mein (Allemagne) ont mise
à l'entrée d'une douzaine d'arbres, qu'ils appellent
promenade: Défense aux Juifs, et aux cochons, d'entrer ici..."
Il qualifie cette inscription" d'épitaphe de l'humanité
et de la raison".
"Le
Public aurait rejeté avec raison, toutes les Apologies des
Juifs, faites par des étrangers, si eux-mêmes eussent
gardé le silence [...] On eût pris ce silence pour un
aveu ou pour une extrême lâcheté de toute une
nation, qui se laisse insulter impunément, sans qu'aucun de
ses membres ait seulement le courage de donner le démenti à
ses accusateurs. Il était donc absolument nécessaire
que quelque Juif répondit à la question de l'Académie,
n'importe comment, pourvu qu'il s'inscrivit en faux contre les
reproches qu'on fait à sa nation." [...]
"Faut-il tant de verbiages et de citations pour prouver qu'un
Juif est un homme et qu'il est injuste de le punir dès sa
naissance pour les vices réels ou supposés qu'on
reproche à d'autres hommes avec lesquels il n'a rien de commun
que la croyance ?" Il décortique méthodiquement
les reproches divers faits aux Juifs par leurs ennemis, démontrant
les préjugés : "Tous les reproches que leur font
leurs ennemis les plus acharnés, se réduisent à
l'usure & à la friponnerie ; ces vices ne leur sont
sûrement ni particuliers, ni communs à toute leur
nation, dont on connaît plusieurs riches honnêtes gens &
encore plus de pauvres qui n'ont pas les moyens d'exercer l'usure
[...]"
"Ils leur
reprochent encore de se croire le peuple choisi de Dieu; ce qui leur
est encore commun avec les mille & une sectes qui composent
Christianisme, dont chacune assure que, hors de son temple, il n'y
point de salut... [...] "
"Ils leur reproche de calculer & de profiter des malheurs
publics & privés. Reproche que l'on peut faire à
toutes les nations commerçantes qui ne gagnent que ce que les
autres perdent; les états neutres s'enrichissent aux dépens
des belligérants."
"Où ont-ils pris que les Juifs soient voleurs par
principe & maudissent sans cesse les Chrétiens? [...] Le
Décalogue défend expressément aux Juifs le vol,
sans exception & bien loin de maudire les gouvernements qui les
tolèrent, ils prient pour eux tous les samedis dans leurs
synagogues. [...]... la religion n'influe point sur presque tous les
actes des Juifs".
Z.
Hourwitz propose une série de mesures que l'on peut résumer
par sa propre réponse: "Cessez de les rendre malheureux
et inutiles, en leur accordant, ou plutôt en leur rendant le
droit de citoyen dont vous les avez privés."
"Il faut leur accorder la permission d'acquérir des
biens-fonds, ce qui les attachera à la patrie...[...] Il faut
leur permettre l'exercice de tous les arts libéraux &
mécaniques & l'agriculture ;ce qui diminuera le nombre de
marchands & par conséquent, celui des fripons... ...] On
doit accorder des encouragements à ceux qui défricheront
des terres incultes, qui établiront de nouvelles manufactures
ou introduiront de nouvelles branches de commerce... [...] Pour
rendre les marchands plus honnêtes, il faut leur accorder le
liberté de tout commerce, de tenir boutique ouverte de
trafiquer en tout & de demeurer parmi les autres citoyens...[...]
Pour diminuer cette facilité (le vol), il faut leur défendre,
sous peine de nullité, l'usage de la langue & du caractère
hébreu & allemand dans leurs livres & dans leurs
contrats de commerce...[...] Il faut en conséquence ouvrir à
leurs enfants les écoles publiques, pour leur apprendre le
français... [...] Pour mieux faciliter ces liaisons
(chrétiens/juifs) il faut défendre sévèrement
à leurs Rabbins & à leurs syndics de s'arroger la
moindre autorité sur leurs confrères hors de la
synagogue...[...] Il faut que les tribunaux renoncent à
l'usage barbare d'exprimer le nom de la nation dans les sentences
criminelles des Juifs, ce qui ne sert qu'à rendre toute la
nation odieuse pour les délits d'un individu. .. [. ..] (la
sévérité rabbinique) rendant les Juifs
incapables des services militaires en campagne, n'empêche point
de les employer dans la milice pour la garde intérieure du
royaume... [...] Il faut leur défendre tout prêt
d'argent...[...] "
"La simplicité de ces moyens fait prévoir les
effets qu'ils produiront..." Suit une démonstration,
assurant la compatibilité de la religion avec ces lois. Z.
Hourwitz a largement contribué à la lutte pour l'accès
à la citoyenneté des Juifs de France. Grégoire
est au Panthéon, lui est un peu oublié et pourtant il
fait partie intégrante de la nation française et de son
histoire. L'idée d'Humanité telle qu'il l'a rêvée
ne nie pas les particularités mais cherche à construire
un code commun à tous, cimenté par l'unité,
l'égalité, la liberté. L'actualité ne
dément pas cet humaniste, Juif polonais, révolutionnaire
de 1789.