DISCOURS
SUR
L'ORGANISATION DES CULTES.
15 germinal An X
CITOYENS LÉGISLATEURS
,
Depuis longtemps le gouvernement s'occupait
des moyens de rétablir la paix religieuse en France. J'ai
l'honneur de vous présenter l'important résultat de ses
opérations, et de mettre sous vos yeux les circonstances et
les principes qui les ont dirigées.
Le
catholicisme avait toujours été, parmi nous, la
religion dominante ; depuis plus d'un siècle, son culte était
le seul dont l'exercice public .fût autorisé ; les
institutions civiles et politiques étaient intimement liées
avec les institutions religieuses; le clergé était le
premier ordre de l'État; il possédait de grands biens,
il jouissait d'un grand crédit, il exerçait un grand
pouvoir.
Cet ordre de choses a disparu avec la
révolution.
Alors la liberté de
conscience fut proclamée, les propriétés du
clergé furent mises à la disposition de la nation : on
s'engagea seulement à fournir aux dépenses du culte
catholique et à salarier ses ministres.
On entreprit bientôt de donner une nouvelle forme à la
police ecclésiastique.
Le nouveau régime
avait à lutter contre les institutions anciennes.
L'Assemblée Constituante voulut s'assurer, par serment, de la
fidélité des ecclésiastiques dont elle changeait
la situation et l'état. La formule de ce serment fut tracée
par les articles 21 et 38 du titre 2 de la constitution civile du
clergé, décrétée le 12 juillet 1790, et
proclamée le 24 août suivant.
II
est plus aisé de rédiger des lois que de gagner les
esprits et de changer les opinions. La plupart des ecclésiastiques
refusèrent le serment ordonné, et ils furent remplacés
dans leurs fonctions par d'autres ministres.
Les prêtres français se trouvèrent ainsi divisés
en deux; classes; celle des assermentés, et celle des
non-assermentés. Les fidèles se divisèrent
d'opinion comme les ministres. L'opposition qui existait entre les
divers intérêts politiques rendit plus vive celle qui
existait entre les divers intérêts religieux. Les
esprits s'aigrirent; les dissensions théologiques prirent un
caractère qui inspira de justes alarmes à la politique.
Quand on vit l'autorité préoccupée
de ce qui se passait, on chercha à la tromper ou à la
surprendre.
Tous les partis s'accusèrent
réciproquement.
La législation
qui sortit de cet état de fermentation et de trouble est assez
connue.
Je ne la retracerai pas; je me borne à
dire qu'elle varia selon les circonstances, et qu'elle suivit le
cours des événements publics.
Au
milieu de ces événements, les consciences étaient
toujours plus ou moins froissées. On sait que le désordre
était à son comble, lorsque le 18 brumaire vint
subitement placer la France sous un meilleur génie.
A cette époque, les affaires de la religion fixèrent la
sollicitude du sage, du héros qui avait été
appelé par la confiance nationale au gouvernement de l'État,
et qui, dans ses brillantes campagnes d'Italie, dans ses importantes
négociations avec les divers cabinets de l'Europe, et dans ses
glorieuses expéditions d'outre-mer, avait acquis une grande
connaissance des choses et des hommes.
Une
première question se présentait ; la religion en
général est-elle nécessaire aux corps de nation?
est-elle nécessaire aux hommes?
Nous
naissons dans des sociétés formées et vieillies
; nous y trouvons un gouvernement, des institutions, des lois, des
habitudes, des maximes reçues : nous ne daignons pas nous
enquérir jusqu'à quel point ces diverses choses se
tiennent entre elles; nous ne demandons pas dans quel ordre elles
sont établies ; nous ignorons l'influence successive qu'elles
ont eue sur notre civilisation, et qu'elles conservent sur les mœurs
publiques et sur l'esprit général. Trop confiants dans
nos lumières acquises, fiers de l'état de perfection où
nous sommes arrivés, nous imaginons que, sans aucun danger
pour le bonheur commun, nous pourrions désormais renoncer à
tout ce que nous appelons préjugés antiques, et nous
séparer brusquement de tout ce qui nous a civilisés. De
la, l'indifférence de notre siècle pour les
institutions religieuses, et pour tout ce qui ne tient pas aux
sciences et aux arts, aux moyens d'industrie et de commerce qui ont
été si heureusement développés de nos
jours, et aux objets d'économie politique, sur lesquels nous
paraissons fonder exclusivement la prospérité des
États.
Je m'empresserai toujours de
rendre hommage à nos découvertes, à notre
instruction, à la philosophie de nos temps modernes.
Mais, quels que soient nos avantages, quel que soit le
perfectionnement de notre espèce, les bons esprits sont forcés
de convenir qu'aucune société ne pourrait subsister
sans morale, et que l'on ne peut encore se passer de magistrats et de
lois.
Or, l'utilité ou la nécessité
de la religion ne dérive-t-elle pas de la nécessité
même d'avoir une morale? L'idée d'un législateur
n'est-elle pas aussi essentielle au monde intelligent, que l'est au
monde physique celle d'un Dieu créateur et premier moteur de
toutes les causes secondes? L'athée, qui ne reconnaît
aucun dessein dans l'univers, et qui semble n'user de son
intelligence que pour tout abandonner à une fatalité
aveugle, peut-il utilement prêcher la règle des mœurs,
en desséchant par ses désolantes opinions la source de
toute moralité?
Pourquoi existe-t-il des
magistrats? pourquoi existe-t-il des lois? pourquoi ces lois
annoncent-elles des récompenses et des peines? C'est que les
hommes ne suivent pas uniquement leur raison , c'est qu'ils sont
naturellement disposés à espérer et a craindre,
et que les instituteurs des nations ont cru devoir mettre cette
disposition à profit pour les conduire au bonheur et à
la vertu. Comment donc la religion, qui fait de si grandes promesses
et de si grandes menaces, ne serait-elle pas utile à la
société?
Les lois et la morale
ne sauraient suffire.
Les lois ne règlent
que certaines actions ; la religion les embrasse toutes. Les lois
n'arrêtent que le bras ; la religion règle le cœur.
Les lois ne sont relatives qu'au citoyen; la religion s'empare de
l'homme.
Quant à la morale, que
serait-elle si elle demeurait léguée dans la haute
région des sciences, et si les institutions religieuses ne
l'en faisaient pas descendre pour la rendre sensible au peuple?
La morale sans préceptes positifs laisserait la raison sans
règle, la morale sans dogmes religieux ne serait qu'une
justice sans tribunaux.
Quand nous parlons
de la force des lois, savons-nous bien quel est le principe de cette
force? Il réside moins dans la bonté des lois que dans
leur puissance. Leur bonté seule serait toujours plus ou moins
un objet de controverse Sans doute une loi est plus durable et mieux
accueillie quand elle est bonne : mais son principal mérite
est d'être loi, c'est-à-dire, son principal
mérite est d'être, non un raisonnement, mais une
décision; non une simple thèse, mais un fait.
Conséquemment une morale religieuse, qui se résout en
commandements formels, a nécessairement une force qu'aucune
morale purement philosophique ne saurait avoir. La multitude est plus
frappée de ce qu'on lui ordonne que de ce qu'on lui prouve.
Les hommes, en général, ont besoin d'être fixés
; il leur faut des maximes plutôt que des démonstrations.
La diversités des religions positives ne saurait être
présentée comme un obstacle à ce que la vraie
morale, à ce que la morale naturelle puisse jamais devenir
universelle sur la terre. Si les diverses religions positives ne se
ressemblent pas, si elles diffèrent dans leur culte extérieur
et dans leurs dogmes, il est du moins certain que les principaux
articles de la morale naturelle constituent le fond de toutes les
religions positives. Par là, les maximes et les vertus les
plus nécessaires à la conservation de l'ordre social,
sont partout sous ia sauvegarde des sentiments religieux et de la
conscience. Elles acquièrent ainsi un caractère
d'énergie, de fixité et de certitude, qu'elles ne
pourraient tenir de la science des hommes.
Un
des grands avantages des religions positives est encore de lier la
morale à des rites, à des cérémonies, à
des pratiques qui en deviennent l'appui. Car n'allons pas croire que
l'on puisse conduire les hommes avec des abstractions ou des maximes
froidement calculées. La morale n'est pas une science
spéculative; elle ne consiste pas uniquement dans l'art de
bien penser, mais dans celui de bien faire. Il est moins question de
connaître que d'agir ; or les bonnes actions ne peuvent être
préparées et garanties que par les bonnes habitudes.
C'est en pratiquant des choses qui mènent a la vertu ou qui du
moins en rappellent l'idée, qu'on apprend à aimer et à
pratiquer la vertu même.
Sans doute il
n'est pas plus vrai de dire, dans l'ordre religieux, que les rites et
les cérémonies sont la vertu, qu'il ne le serait de
dire, dans l'ordre civil, que les formes judiciaires sont la justice;
mais comme dans l'ordre politique la justice ne peut être
garantie que par des formes réglées qui préviennent
l'arbitraire, dans l'ordre moral la vertu ne peu être assurée
que par l'usage et la sainteté de certaines pratiques qui
préviennent la négligence et l'oubli.
La vraie philosophie respecte les formes autant que l'orgueil les
dédaigne. Il faut une discipline pour la conduite, comme il
faut un ordre pour les idées. Nier l'utilité des rites
et des pratiques religieuses en matière de morale, ce serait
nier l'empire des notions sensibles sur des êtres qui ne sont
pas de purs esprits, ce serait nier la force de l'habitude,
II est une religion naturelle, dont les dogmes et les préceptes
n'ont point échappé aux sages de l'antiquité, et
à laquelle on peut s'élever par les seuls efforts d'une
raison cultivée. Mais une religion purement intellectuelle ou
abstraite pourrait-elle jamais devenir nationale ou populaire? Une
religion sans culte public ne s'affaiblirait-elle pas bientôt?
Ne ramènerait-elle pas infailliblement la multitude à
l'idolâtrie? S'il faut juger du culte par la doctrine, ne
faut-il pas conserver la doctrine par le culte? Une religion qui ne
parlerait point aux yeux et à l'imagination pourrait-elle
conserver l'empire des âmes? Si rien ne réunissait ceux
qui professent la même croyance, n'y aurait-il pas, en peu
d'années, autant de systèmes religieux qu'il y a
d'individus? Les vérités utiles n'ont-elles pas besoin
d'être consacrées par de salutaires institutions?
Les hommes, en s'éclairant, deviennent-ils des anges? peuvent
ils donc espérer qu'en communiquant leurs lumières, ils
élèveront leurs semblables au rang sublime des pures
intelligences?
Les savants et les philosophes
de tous les siècles ont constamment manifesté le désir
louable de n'enseigner que ce qui est bon, que ce qui est raisonnable
; mais se sont-ils accordés entre eux sur ce qu'ils réputaient
raisonnable et bon? Règne-t-il une grande harmonie entre ceux
qui ont discuté et qui discutent encore les dogmes de la
religion naturelle? Chacun d'eux n'a-t-il pas son opinion
particulière, et n'est-il pas réduit à son
propre suffrage? Depuis les admirables offices du consul
romain, a-t-on fait, par les seuls efforts de la science humaine,
quelque découverte dans la morale? Depuis les dissertations de
Platon, est-on agité par moins de doutes dans la
métaphysique? S'il y a quelque chose de stable et de convenu
sur l'existence et l'unité de Dieu, sur la nature et la
destination de l'homme, n'est-ce pas au milieu de ceux qui professent
un culte et qui sont unis entre eux par les liens d'une religion
positive?
L'intérêt des
gouvernements humains est donc de protéger les institutions
religieuses, puisque c'est par elles que la conscience intervient
dans toutes les affaires de la vie, puisque c'est par elles que la
morale et les grandes vérités qui lui servent de
sanction et d'appui sont arrachées à l'esprit de
système, pour devenir l'objet de la croyance publique; puisque
c'est par elles, enfin, que la société entière
se trouve placée sous la puissante garantie de l'auteur même
de la nature.
Les États doivent maudire
la superstition et le fanatisme.
Mais sait-on
bien ce que serait un peuple de sceptiques et d'athées?
Le fanatisme de Muncer, chef des anabaptistes, a été
certainement plus funeste aux hommes que l'athéisme de
Spinosa. Il est encore vrai que des nations agitées par
le fanatisme, se sont livrées, par intervalles, à des
excès et à des horreurs qui font frémir.
Mais la question de préférence entre la religion et
l'athéisme ne consiste pas à savoir si, dans une
hypothèse; donnée, il n'est pas plus dangereux qu'un
tel homme soit, fanatique qu'athée, ou si, dans certaines
circonstances, il ne vaudrait pas mieux qu'un peuple fût athée
que fanatique ; mais si, dans la durée des temps, et pour les
hommes; en général, il ne vaut pas mieux que les
peuples abusent quelquefois de la religion, que de n'en point
avoir.
L'effet inévitable de
l'athéisme, dit un grand homme, est de nous conduire à
l'idée de noire indépendance, et conséquemment
de notre révolte. Quel écueil pour toutes les
vertus les plus nécessaires au maintien de l'ordre social!
Le scepticisme de l'athée isole les hommes autant que la
religion les unit; il ne les rend pas tolérants, mais
frondeurs; il dénoue tous les fils qui nous attachent les uns
aux autres; il se sépare de tout ce qui le gène, et il
méprise tout ce que les autres croient; il dessèche la
sensibilité; il étouffe tous les mouvements spontanés
de la nature; il fortifie l'amour-propre, et le fait dégénérer
en un sombre égoïsme; il substitue des doutes à
des vérités; il arme le passions, et il est impuissant
contre les erreurs; il n'établit aucun système, il
laisse à chacun le droit d'en faire; il inspire des
prétentions sans donner des lumières ; il mène,
par la licence des opinions, à celle des vices; il flétrit
le cœur; il brise tous les liens; il dissout la société.
L'athéisme aurait-il du moins l'effet d'éteindre toute
superstition, tout fanatisme? Il est impossible de le penser
La superstition et le fanatisme ont leur principe dans les
imperfections de la nature humaine.
La
superstition est une suite de l'ignorance et des préjugés.
Ce qui la caractérise est de se trouver unie à
quelqu'un de ces mouvements secrets et confus de l'âme, qui
sont ordinairement produits par trop de timidité ou par trop
de confiance, et qui intéressent plus ou moins vivement la
conscience en faveur des écarts de l'imagination, ou des
préjugés de l'esprit. On peut définir la
superstition une croyance aveugle, erronée ou excessive, qui
tient presque uniquement à la manière dont nous sommes
affectés, et que nous réduisons, par un sentiment
quelconque de respect ou de crainte, en règle de conduite ou
en principe de mœurs.
Avec une
imagination vive, avec une âme faible, ou avec un esprit peu
éclairé, on peut être superstitieux dans les
choses naturelles comme dans les choses religieuses. Il n'est pas
contradictoire d'être à la fois impie et superstitieux ;
nous en prenons à témoin les incrédules du moyen
âge et quelques athées de nos jours.
D'autre part, toute opinion quelconque, religieuse, politique,
philosophique, peut faire des enthousiastes et des fanatiques. De
simples questions de grammaire nous ont fait courir le risque d'une
guerre civile. On s'est quelquefois battu pour le choix d'un
histrion.
D'après le mot d'un célèbre
ministre, la dernière guerre, dans laquelle la France a si
glorieusement soutenu le poids de l'univers, a-t-elle été
autre chose que la guerre des opinions armées, et y
a-t-il eu une guerre religieuse qui ait fait répandre plus de
sang?
On ne saurait donc imputer exclusivement
à la religion des maux qui ont existé et qui
existeraient sans elle.
Loin que la
superstition soit née de l'établissement des religions
positives, on peut affirmer que, sans le frein des doctrines ou des
institutions religieuses, il n'y aurait plus de terme à la
crédulité, à la superstition, à
l'imposture. Les hommes, en général, ont besoin d'être
croyants, pour n'être pas crédules; ils ont besoin d'un
culte, pour n'être pas superstitieux.
En
effet, comme il faut un code de lois pour régler les intérêts,
il faut un dépôt de doctrines pour fixer les opinions.
Sans cela, suivant l'expression de Montaigne, il n'y a plus rien
de certain que l'incertitude même.
La
religion positive est une digue, une barrière qui seule peut
nous rassurer contre ce torrent d'opinions fausses et plus ou moins
dangereuses, que le délire de la raison humaine peut
inventer.
Craindrait-on de ne remédier à
rien, en remplaçant les faux systèmes de philosophie
par de faux systèmes de religion?
La
question sur la vérité ou la fausseté de telle
ou telle , autre religion positive n'est qu'une pure question
théologique qui nous est étrangère. Les
religions, même fausses, ont au moins l'avantage de mettre
obstacle à l'introduction des doctrines arbitraires ; les
individus ont un centre de croyance ; les gouvernements sont rassurés
sur des dogmes, une fois connus, qui ne changent pas; la superstition
est, pour ainsi dire, régularisée, circonscrite et
resserrée dans des bornes qu'elle ne peut ou qu'elle n'ose
franchir.
Il n'y a point à balancer
entre de faux systèmes de philosophie et de faux systèmes
de religion. Les faux systèmes de philosophie rendent l'esprit
contentieux, et laissent le cœur froid : les faux systèmes
de religion ont au moins l'avantage de rallier les hommes à
quelques idées communes, et de les disposer à quelques
vertus. Si les faux systèmes de religion nous façonnent
à la crédulité, les faux systèmes de
philosophie nous conduisent au scepticisme : or les hommes en
général, plus faits pour agir que pour méditer,
ont plus besoin, dans toutes les choses pratiques, de motifs
déterminants, que de subtilités et de doutes. Le
philosophe lui-même a besoin, autant que la multitude, du
courage d'ignorer et de la sagesse de croire; car il ne peut ni tout
connaître ni tout comprendre.
Ne
craignons pas le retour du fanatisme : nos mœurs, nos lumières,
empêchent ce retour. Honorons les lettres.
cultivons les
sciences, en respectant la religion, et nous serons philosophes sans
impiété, et religieux sans fanatisme.
Ce qui est inconcevable, c'est que dans le moment même où
l'on annonce que la protection donnée aux institutions
religieuses pourrait nous replonger dans des superstitions
fanatiques, on prétend, d'un autre côté, que l'on
fait un trop grand bruit de la religion, et qu'elle n'a plus aucune
sorte de prise sur les hommes.
Il faut pourtant
s'accorder : si les institutions religieuses peuvent inspirer du
fanatisme, c'est par le ressort prodigieux qu'elles donnent à
l'âme ; et dès lors il faut convenir qu'elles ont une
grande influence, et qu'un gouvernement serait peu sage de les
mépriser ou de les négliger.
Avancer que la religion n'arrête aucun désordre dans les
pays ou elle est le plus en honneur, puisqu'elle n'empêche pas
les crimes et les scandales dont nous sommes les témoins,
c'est proposer une objection qui frappe contre la morale et les lois
elles-mêmes, puisque la morale et les lois n'ont pas la force
de prévenir tous les crimes et tous les scandales.
A la vérité, dans les siècles même les
plus religieux, il est des hommes qui ne croient point à la
religion, d'autres qui y croient faiblement, ou qui ne s'en occupent
pas. Entre les plus fermes croyants, peu agissent conformément
à leur foi : mais aussi ceux qui croient à la religion,
la pratiquent quelquefois, s'ils ne la pratiquent pas toujours; ils
peuvent s'égarer, mais ils reviennent plus facilement. Les
impressions de l'enfance et de l'éducation ne s'éteignent
jamais entièrement chez les incrédules même. Tous
ceux qui paraissent incrédules ne le sont pas ; il se forme
autour d'eux une sorte d'esprit général qui les
entraîne malgré eux-mêmes, et qui règle
jusqu'à un certain point, sans qu'ils s'en doutent, leurs
actions et leurs pensées. Si l'orgueil de leur raison les rend
sceptiques, leurs sens et leur cœur déjouent plus d'une
fois les sophismes de la raison.
La multitude
est d'ailleurs plus accessible à la religion qu'au
scepticisme; conséquemment les idées religieuses ont
toujours une grande influence sur les hommes en masse, sur les corps
de nation, sur la société générale du
genre humain.
Nous voyons les crimes que la
religion n'empêche pas; mais voyons-nous ceux qu'elle arrête?
Pouvons-nous scruter les consciences et y voir tous les noirs projets
que la religion y étouffe et toutes les salutaires pensées
qu'elle y fait naître? D'où vient que les hommes, qui
nous paraissent si mauvais en détail, sont en masse de si
honnêtes gens? Ne serait-ce point parce que les inspirations,
les remords auxquels les méchants déterminés
résistent et auxquels les bons ne cèdent pas toujours,
suffisent pour régir le général des hommes, dans
le plus grand nombre des cas, et pour garantir, dans le cours
ordinaire de la vie, cette direction uniforme et universelle sans
laquelle toute société durable serait impossible?
D'ailleurs on se trompe si, en contemplant la société
humaine, on imagine que cette grande machine pourrait aller avec un
seul des ressorts qui la font mouvoir ; cette erreur est aussi
évidente que dangereuse. L'homme n'est point un être
simple; la société, qui est l'union des hommes, est
nécessairement le plus compliqué de tous les
mécanismes. Que ne pouvons-nous la décomposer! et nous
apercevrions bientôt le nombre innombrable de ressorts
imperceptibles par lesquels elle subsiste. Une idée reçue,
une habitude, une opinion qui ne se fait plus remarquer, a souvent
été le principal ciment de l'édifice. On croit
que ce sont les lois qui gouvernent, et partout ce sont les mœurs.
Les mœurs sont le résultat lent des circonstances, des
usages, des institutions. De tout ce qui existe parmi les hommes, il
n'y a rien qui embrasse plus l'homme tout entier que la religion.
Nous sentons plus que jamais la nécessité
d'une instruction publique. L'instruction est un besoin de l'homme ;
elle est surtout un besoin des sociétés : et nous ne
protégerions pas les institutions religieuses, qui sont comme
les canaux par lesquels les idées d'ordre, de devoir,
d'humanité, de justice, coulent dans toutes les classes de
citoyens? La science ne sera jamais que le partage du petit nombre;
mais avec la religion on peut être instruit sans être
savant. C'est elle qui enseigne, qui révèle toutes les
vérités utiles à des hommes qui n'ont ni le
temps ni les moyens d'en faire la pénible recherche. Qui
voudrait donc tarir les sources de cet enseignement sacré, qui
sème partout les bonnes maximes, qui les rend présentes
à chaque individu, qui les perpétue en les liant à
des établissements permanents et durables, et qui leur
communique ce caractère d'autorité et de popularité
sans-lequel elles feraient étrangères au peuple,
c'est-à-dire, à presque tous les hommes?
Écoutons la voix de tous les citoyens honnêtes, qui,
dans les assemblées départementales, ont exprimé
leur vœu sur ce qui se passe depuis dix ans sous leurs yeux.
«
II est temps, disent-ils , que les théories se taisent devant
les faits. Point d'instruction sans éducation, sans morale et
sans religion.
» Les professeurs ont enseigné dans le
désert, parce qu'on a proclamé imprudemment qu'il ne
fallait jamais parler de religion dans les écoles.
»
L'instruction est nulle depuis dix ans : il faut prendre la religion
pour base de l'éducation.
» Les enfants sont livrés
a l'oisiveté la plus dangereuse, au vagabondage le plus
alarmant.
» Ils sont sans idée de la Divinité,
sans notion du juste et de l'injuste. De là des mœurs
farouches et barbares; de là un peuple féroce.
»
Si l'on compare ce qu'est l'instruction avec ce qu'elle devrait être,
on ne peut s'empêcher de gémir sur le sort qui menace
les générations présentes et futures. »
Ainsi toute la France appelle la religion au secours de la morale et
de la société.
Ce sont les idées
religieuses qui ont contribué, plus que toute autre chose, à
la civilisation des hommes ; c'est moins par nos idées que par
nos affections que nous sommes sociables ; or, n'est-ce pas avec les
idées religieuses que les premiers législateurs ont
cherché à modérer et à régler les
passions et les affections humaines?
Comme ce
ne sont guère des hommes corrompus ou des hommes médiocres
qui ont bâti des villes et fondé des empires, on est
bien fort quand on a pour soi la conduite et les plans des
instituteurs et des libérateurs des nations. En est-il un seul
qui ait dédaigné d'appeler la religion au secours de la
politique?
Les lois de Minos, de
Zolecus, celle des Douze-Tables, reposent entièrement,
sur la crainte des dieux. Cicéron, dans son Traité
des lois, pose la Providence comme la base de toute législation.
Platon rappelle à la Divinité dans toutes les
pages de ses ouvrages. Numo, avait fait de Rome la ville sacrée,
pour en faire la ville éternelle.
Ce
ne fut point la fraude, ce ne fut point la superstition, dit un grand
homme, qui fit établir la religion chez les Romains; ce fut la
nécessité où sont toutes les sociétés
d'en avoir une.
« Le joug de la religion,
continue-t-il, fut le seul dont le peuple romain, dans sa fureur pour
la liberté, n'osa s'affranchir ; et ce peuple, qui se mettait
si facilement en colère, avait besoin d'être arrêté
par une puissance invisible. »
Le mal est
que les hommes, en se civilisant, et en jouissant de tous les biens
et des avantages de toute espèce qui naissent de leur
perfectionnement, refusent de voir les véritables causes
auxquelles ils en sont redevables ; comme dans un grand arbre les
rameaux nombreux et le riche feuillage dont il se couvre cachent le
tronc, et ne nous laissent apercevoir que des fleurs brillantes et
des fruits abondants.
Mais je le dis pour le
bien de ma patrie, je le dis pour le bonheur de la génération
présente et pour celui des générations à
venir, le scepticisme outré, l'esprit d'irréligion,
transformé en système politique, est plus près
de la barbarie qu'on ne pense.
Il ne faut pas
juger d'une nation par le petit nombre d'hommes qui brillent dans les
grandes cités. A côté de ces hommes, il existe
une population immense, qui a besoin d'être gouvernée,
que l'on ne peut éclairer, qui est plus susceptible
d'impressions que de principes, et qui, sans les secours et sans le
frein de la religion, ne connaîtrait que le malheur et le
crime.
Les habitants de nos campagnes
n'offriraient bientôt plus que des hordes de sauvages, si,
vivant isolés sur un vaste territoire, la religion, en les
appelant dans les temples, ne leur fournissait de fréquentes
occasions de se rapprocher, et ne les disposait ainsi a goûter
la douceur des communications sociales.
Hors de
nos villes, c'est uniquement l'esprit de religion qui maintient
l'esprit de société. On se rassemble, on se voit dans
les jours de repos. En se fréquentant, on contracte l'habitude
des égards mutuels. La jeunesse, qui cherche à se faire
remarquer, étale un luxe innocent, qui adoucit les mœurs
plutôt qu'il ne les corrompt Après les plus rudes
travaux, on trouve à la fois l'instruction et le délassement.
Des cérémonies augustes frappent les yeux et remuent le
cœur; les exercices religieux préviennent les dangers
d'une grossière oisiveté. A l'approche des solennités,
les familles se réunissent, les ennemis se réconcilient,
les méchants même éprouvent quelque remords. On
connaît le respect humain. Il se forme une opinion publique,
bien plus sûre que celle de nos grandes villes, où il y
a tant de coteries et point de véritable public. Que d'œuvres
de miséricorde inspirées par la piété !
que de restitutions forcées par les terreurs de la
conscience!
Otez la religion à la masse
des hommes : par quoi la remplacerez-vous? Si l'on n'est pas
préoccupe du bien, on le sera du mal : l'esprit et le cœur
ne peuvent demeurer vides.
Quand il n'y aura
plus de religion, il n'y aura plus ni patrie ni société
pour des hommes qui, en recouvrant leur indépendance, n'auront
que la force pour en abuser.
Dans quel moment
la grande question de l'utilité ou de la nécessité
des institutions religieuses s'est-elle trouvée soumise à
l'examen du gouvernement? Dans un moment où l'on vient de
conquérir la liberté, où l'on a effacé
toutes les inégalités affligeantes, et où l'on a
modéré la puissance et adouci toutes les lois. Est-ce
dans de telles circonstances , qu'il faudrait abolir et étouffer
les sentiments religieux? C'est surtout dans les États libres
que la religion est nécessaire. C'est là, dit
Polybe, que, pour n'être pas obligé de donner un
pouvoir dangereux à quelques hommes, la plus forte crainte
doit être celle des dieux.
Le
gouvernement n'avait donc point à balancer sur le principe
général d'après lequel il devait agir dans la
conduite des affaires religieuses.
Mais
plusieurs choses étaient à peser dans l'application de
ce principe.
L'état religieux de la
France est malheureusement trop connu. Nous sommes, à cet
égard, environnés de débris et
de ruines.
Cette situation avait fait naître dans quelques esprits l'idée
de profiter des circonstances pour créer une religion
nouvelle, qui eût pu être, disait-on, plus adaptée
aux lumières, aux mœurs et aux maximes de liberté
qui ont présidé à nos institutions
républicaines.
Mais on ne fait pas une
religion comme on promulgue clés lois. Si la force des lois
vient de ce qu'on les craint, la force d'une religion vient
uniquement de ce qu'on la croit. Or, la foi ne se commande
pas.
Dans l'origine des choses, dans des temps
d'ignorance et de barbarie, des hommes extraordinaires ont pu se dire
inspirés, et, à l'exemple de Prométhée,
faire descendre le feu du ciel pour animer un monde nouveau. Mais ce
qui est possible chez un peuple naissant ne saurait l'être chez
des nations usées, dont il est si difficile de changer les
habitudes et les idées.
Les lois
humaines peuvent tirer avantage de leur nouveauté, parce que
souvent les lois nouvelles annoncent l'intention de réformer
d'anciens abus ou de faire quelque nouveau bien ; mais, en matière
de religion, tout ce qui a l'apparence de la nouveauté porte
le caractère de l'erreur ou de l'imposture. L'antiquité
convient aux institutions religieuses, parce que, relativement à
ces sortes d'institutions, la croyance est plus forte et plus vive, à
proportion que les choses qui en sont l'objet ont une origine plus
reculée; car nous n'avons pas dans la tête des idées
accessoires, tirées de ces temps-là, qui puissent les
contredire.
De plus, on ne croit à
une religion que parce qu'on la suppose l'ouvrage de Dieu ; tout est
perdu, si on laisse entrevoir la main de l'homme,
La sagesse prescrivait donc au gouvernement de s'arrêter aux
religions existantes, qui ont pour elles la sanction du temps et le
respect des peuples.
Ces religions, dont l'une
est connue sous le nom de religion catholique, et l'autre sous celui
de religion protestante, ne sont que des branches du christianisme.
Or, quel juste motif eût pu déterminer la politique à
proscrire les cultes chrétiens?
Il
parait d'abord extraordinaire que l'on ait à examiner
aujourd'hui si les États peuvent s'accommoder du
christianisme, qui, depuis tant de siècles, constitue le fonds
de toutes les religions professées par les nations policées
de l'Europe : mais on n'est plus surpris quand on réfléchit
sur les circonstances.
A la renaissance des
lettres, il y eut un ébranlement : les nouvelles lumières
qui se répandirent à cette époque fixèrent
l'attention sur les abus et les dérèglements dans
lesquels on était tombé. Des esprits ardents
s'emparèrent des discussions; l'ambition s'en mêla : on
fit la guerre aux hommes au lieu de régler les choses; et, au
milieu des plus violentes secousses, on vit s'opérer la grande
scission qui a divisé l'Europe chrétienne.
De nos jours, quand la révolution française a éclaté,
une grande fermentation s'est encore manifestée; elle s'est
étendue à plus d'objets à la fois ; on a
interrogé toutes les institutions établies; on leur a
demandé compte de leurs motifs, on a soupçonné
la fraude ou la servitude dans toutes; et comme, dans une telle
situation des esprits, on s'accommode toujours davantage des voies
extrêmes, parce qu'on les répute plus décisives,
ou a cru que, pour déraciner la superstition et le fanatisme,
il fallait attaquer toutes les institutions religieuses.
On voit donc par quelles circonstances il a pu devenu utile, et même
nécessaire, de confronter les institutions qui tiennent au
christianisme, avec nos mœurs, avec notre philosophie, avec nos
nouvelles institutions politiques.
Quand le
christianisme s'établit, le monde sembla prendre une nouvelle
position. Les préceptes de l'Évangile
notifièrent
la vraie morale à l'univers ; ses dogmes firent éprouver
aux peuples, devenus chrétiens, la satisfaction d'avoir été
assez éclairés pour adopter une religion qui vengeait
en quelque sorte la Divinité et l'esprit humain de
l'espèce d'humiliation attachée aux
superstitions grossières des peuples idolâtres.
D'autre part, le christianisme joignant aux vérités
spirituelles qui étaient l'objet de son enseignement, toutes
les idées sensibles qui entrent dans son culte, l'attachement
des hommes fut extrême pour ce nouveau culte qui parlait à
la raison et aux sens.
La salutaire influence
de la religion chrétienne sur les mœurs de l'Europe et
de toutes les contrées où elle a pénétré,
a été remarquée par tous les écrivains,
Si la boussole ouvrit l'univers, c'est le christianisme qui l'a rendu
sociable.
On a demandé si, dans la durée
des temps, la religion chrétienne n'a jamais été
un prétexte de querelle ou de guerre; si elle n'a jamais servi
à favoriser le despotisme et à troubler les États;
si elle n'a pas produit des enthousiastes et des fanatiques; si les
ministres de cette religion ont constamment employé leurs
soins et leurs travaux au plus grand bonheur de la société
humaine.
Mais quelle est donc l'institution
dont on n'ait jamais abusé'? quel est le bien qui ait existé
sans mélange de mal? quelle est la nation, quel est le
gouvernement, quel est le corps, quel est le particulier qui pourrait
soutenir en rigueur la discussion du compte redoutable que l'on exige
des prêtres chrétiens?
Il ne
serait donc pas équitable de juger la religion chrétienne
et ses ministres d'après un point de vue qui répugne au
bon sens. N'oublions pas que les hommes abusent de tout, et que les
ministres de la religion sont des hommes.
Mais,
pour être raisonnable et juste, il faut demander si le
christianisme en soi, à qui nous sommes redevables du grand
bienfait de notre civilisation, peut convenir encore à nos
mœurs, à nos progrès dans l'art social, à
l'état présent de toutes choses.
Cette question n'est certainement pas insoluble, et il importe au
bien des peuples et à l'honneur dos gouvernements qu'elle soit
résolue.
Des théologiens sans
philosophie, et des philosophes qui n'étaient pas sans
prévention, ont également méconnu la sagesse du
christianisme. Il faut pourtant connaître ce que l'on attaque
et ce que l'on défend.
Comme les
institutions religieuses ne sont jamais indifférentes au
bonheur public, comme elles peuvent faire de grands biens ou de
grands maux, il faut que les États sachent, une fois pour
toutes, à quoi s'en tenir sur celles de ces institutions qu'il
peut être utile ou dangereux de protéger.
Nous nous honorons à juste titre de nos découvertes, de
l'accroissement de nos lumières, de notre avancement dans les
arts, et de l'heureux développement de tout ce qui est
agréable et bon.
Mais le christianisme
n'a jamais empiété sur les droits imprescriptibles de
la raison humaine : il annonce que la terre a été
donnée en partage aux enfants des hommes; il abandonne le
monde à leurs disputes, et la nature entière à
leurs recherches. S'il donne des règles à la vertu, il
ne prescrit aucune limite au génie. De là, tandis qu'en
Asie et ailleurs, des superstitions grossières ont comprimé
les élans de l'esprit et les efforts de l'industrie, les
nations chrétiennes ont partout multiplié les arts
utiles et reculé les bornes des sciences.
Il y a des pays où le bon goût n'a jamais pu pénétrer,
parce qu'il en a constamment été repoussé par
les préjugés religieux. Ici la clôture et la
servitude des femmes sont un obstacle à ce que les
communications sociales se perfectionnent, et conséquemment à
ce que les choses d'agrément puissent prospérer ; là
on prohibe l'imprimerie ; ailleurs la peinture et la sculpture des
êtres animés sont défendues. Dans chaque moment
de la vie, le sentiment reçoit une fausse direction, et
l'imagination est perpétuellement aux prises avec les fantômes
d'une conscience abusée.
Chez les
nations chrétiennes, les lettres et les beaux-arts ont
toujours fait une douce alliance avec la religion : c'est même
la religion qui, en remuant l'âme et en l'élevant aux
plus hautes pensées, a donné un nouvel essor au talent.
C'est la religion qui a produit nos premiers et nos plus célèbres
orateurs, et qui a fourni des sujets et des modèles à
nos poètes; c'est elle qui, parmi nous, a fait naître la
musique, qui a dirigé le pinceau de nos grands peintres, le
ciseau de nos sculpteurs, et à qui nous sommes redevables de
nos plus beaux morceaux d'architecture.
Pourrions-nous regarder comme inconciliable avec nos lumières
et avec nos mœurs une religion que les Descartes, les
Newton, et tant d'autres grands hommes s'honoraient de
professer, qui a développé le génie des Pascal,
des Bossuet, et qui a formé l'âme de Fénelon?
Pourrions-nous méconnaître l'heureuse influence du
christianisme sans répudier tous nos chefs-d'œuvre en
tout genre, sans les condamner à l'oubli, sans effacer les
monuments de notre propre gloire ?
En morale,
n'est-ce pas la religion chrétienne qui nous a transmis le
corps entier de la loi naturelle? Cette religion ne nous
enseigne-t-elle pas tout ce qui est juste, tout ce qui est saint,
tout ce qui est aimable? En recommandant partout l'amour des hommes,
et en nous élevant jusqu'au Créateur, n'a-t-elle pas
posé le principe de tout ce qui est n'a-t-elle pas ouvert la
véritable source des mœurs?
Si les
corps de nation, si les esprits les plus simples et les moins
instruits, sont aujourd'hui plus fermes que ne l'étaient
autrefois les Socrate et les Platon, sur les grandes
vérités de l'unité de Dieu, de l'immortalité
de l'âme humaine, de l'existence d'une vie à venir, n'en
sommes-nous pas redevables au christianisme?
Cette religion promulgue quelques dogmes particuliers: mais ces
dogmes ne sont point arbitrairement substitués à ceux
qu'une saine métaphysique pressent ou démontre : ils ne
remplacent pas la raison; ils ne font qu'occuper la place que la
raison laisse vide, et que l'imagination remplirait incontestablement
plus mal.
Enfin il existe un sacerdoce dans la
religion chrétienne. Mais tous les peuples qui ne sont pas
barbares reconnaissent une classe d'hommes particulièrement
consacrée au service de là Divinité.
L'institution du sacerdoce chez les chrétiens n'a pour objet
que l'enseignement et le culte. L'ordre civil et politique demeure
absolument étranger aux ministres d'une religion qui n'a
sanctionné aucune forme particulière du gouvernement,
et qui recommande aux pontifes, comme aux simples citoyens, de les
respecter toutes, comme ayant toutes pour but la tranquillité
de la vie présente, et comme étant toutes entrées
dans les desseins d'un Dieu créateur et conservateur de
l'ordre social.
Tel est le christianisme en
soi.
Est-il une religion mieux assortie à
la situation de toutes les nations policées et à la
politique de tous les gouvernements? Cette religion ne nous offre
rien de purement local, rien qui puisse limiter son influence à
telle contrée ou à tel siècle plutôt qu'à
tel autre siècle ou à telle autre contrée : elle
se montre, non comme la religion d'un peuple, mais comme celle des
hommes ; non comme la religion d'un pays, mais comme celle du
monde.
Après avoir reconnu l'utilité
ou la nécessité de la religion en général,
le gouvernement français ne pouvait donc raisonnablement
abjurer le christianisme, qui, de toutes les religions positives, est
celle qui est la plus accommodée à notre philosophie et
à nos mœurs.
Toutes les
institutions religieuses ont été ébranlées
et détruites pendant les orages de la révolution : mais
en contemplant les vertus qui brillaient au milieu de tant de
désordres, en observant le calme et la conduite modérée
de la masse des hommes, pourquoi refuserions-nous de voir que ces
institutions avaient encore leurs racines dans les esprits et dans
les cœurs, et qu'elles se survivaient à elles-mêmes
dans les habitudes heureuses qu'elles avaient fait contracter au
meilleur des peuples? La France a été bien désolée
: mais que serait-elle devenue si, à notre propre insu, ces
habitudes n'avaient pas servi de contrepoids aux passions?
La piété avait fondé tous nos établissements
de bienfaisance, et elle les soutenait. Qu'avons-nous fait quand,
après la dévastation générale, nous avons
voulu rétablir nos hospices? Nous avons rappelé ces
vierges chrétiennes, connues sous le nom de sœurs de
charité, qui se sont si généreusement
consacrées au service de l'humanité malheureuse,
infirme et souffrante. Ce n'est ni l'amour-propre ni la gloire qui
peuvent encourager des vertus et des actions trop dégoûtantes
et trop pénibles pour pouvoir être payées par des
applaudissements humains. Il faut élever ses regards
au-dessus des hommes, et l'on ne peut trouver des motifs
d'encouragement et de zèle que dans cette piété
qui anime la bienfaisance, qui est étrangère aux
vanités du monde, et qui fait goûter dans la carrière
du bien public des consolations que la raison seule ne pourrait nous
donner. On a fait, d'autre part, la triste expérience que
des mercenaires sans motif intérieur qui puisse les attacher
constamment à leur devoir, ne sauraient remplacer des
personnes animées par l'esprit de la religion, c'est-à-dire,
par un principe qui est supérieur aux sentiments de la nature,
et qui, pouvant seul motiver tous les sacrifices, est seul capable de
nous faire braver tous les dégoûts et tous les
dangers.
Lorsqu'on est témoin de
certaines vertus, il semble que l'on voit luire un rayon céleste
sur la terre. Eh quoi ! nous aurions la prétention de
conserver ces vertus en tarissant la source qui les produit toutes?
Ne nous y trompons pas : il n'y a que la religion qui puisse ainsi
combler l'espace immense qui existe entre Dieu et les hommes.
On imaginera peut-être que la politique ferait assez en
laissant un libre cours aux opinions religieuses et en cessant
d'inquiéter ceux qui les professent.
Mais je demande si une telle mesure, qui ne présente rien de
positif, qui n'est, pour ainsi dire, que négative, aurait
jamais pu remplir le but que tout gouvernement sage doit se
proposer.
Sans doute la liberté que nous
avons conquise, et la philosophie qui nous éclaire, ne
sauraient se concilier avec l'idée d'une religion dominante en
France, et moins encore avec l'idée d'une religion
exclusive.
J'appelle religion exclusive, celle
dont le culte public est. autorisé privativement à tout
autre culte. Tel était, parmi nous, la religion catholique
dans le dernier siècle de la monarchie.
J'appelle religion dominante, celle qui est plus intimement liée
à l'État, et qui jouit, dans l'ordre politique, de
certains privilèges, qui sont refusés à d'autres
cultes dont l'exercice public est pourtant autorisé. Telle
était la religion catholique en Pologne et telle est la
religion grecque en Russie.
Mais on peul
protéger une religion sans la rendre ni exclusive ni
dominante. Protéger une religion, c'est la placer sous l'égide
des lois ; c'est empêcher qu'elle ne soit troublée ;
c'est garantir à ceux qui la professent la jouissance des
biens spirituels qu'ils s'en promettent, comme on leur garantit la
sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés.
Dans le simple système de protection, il n'y a rien d'exclusif
ni de dominant ; car on peut protéger plusieurs religions, on
peut les protéger toutes.
Je conviens
que le système de protection diffère essentiellement du
système d'indifférence et de mépris, que l'on a
si mal à propos décoré du nom de tolérance.
Le mot tolérance, en fait de religion, ne saurait avoir
l'acception injurieuse qu'on lui donne, quand il est employé
relativement à des abus que l'on serait tenté de
proscrire et sur lesquels on consent à fermer leurs yeux.
La tolérance religieuse est un devoir, une vertu d'homme à
homme ; et, en droit public, cette tolérance est le respect du
gouvernement pour la conscience des citoyens et pour les objets de
leur vénération et de leur croyance. Ce respect ne doit
pas être illusoire; il le serait pourtant, si, dans la
pratique, il ne produisait aucun effet utile ou consolant.
D'après ce que nous avons déjà eu occasion
d'établir, on doit sentir combien le secours de la religion
est nécessaire au bonheur des hommes.
Indépendamment de tout le bien moral que l'on est en droit de
se promettre de la protection que je réclame pour les
institutions religieuses, observons que le bon ordre et la sûreté
publiques ne permettent pas que l'on abandonne, pour ainsi dire, ces
institutions à elles-mêmes. L'État ne pourrait
avoir aucune prise sur des établissements et sur des hommes
que l'on traiterait comme étrangers à l'État. Le
système d'une surveillance raisonnable sur les cultes ne peut
être garanti que par le plan connu d'une organisation légale
de ces cultes. Sans cette organisation avouée et autorisée,
toute surveillance serait nulle ou impossible, parce que le
gouvernement n'aurait aucune garantie réelle de la bonne
conduite de ceux qui professeraient des cultes obscurs dont les lois
ne se mêleraient pas, et qui, dans leur invisibilité,
s'il m'est permis de parler ainsi, sauraient toujours échapper
aux lois.
Les circonstances particulières
dans lesquelles nous vivons fortifient ces considérations
générales.
On a vu, par les
événements de la révolution, que le catholicisme
a été l'objet principal de tous les coups qui ont été
portés aux établissements religieux, et cela n'étonne
pas. La religion catholique avait toujours été
dominante; elle était même devenue exclusive par la
révocation de l'édit de Nantes, et on croyait avoir à
lui reprocher cette révocation, qui avait eu des suites si
funestes pour la France. Une religion que l'on a soupçonnée
d'être réprimante est reprimée à son tour,
quand les circonstances provoquent cette espèce de réaction.
Ajoutez à cette première circonstance que le clergé
jouissait d'une existence politique liée à la monarchie
que l'on renversait. La violence dont on usa contre le catholicisme
fut d'autant plus vive, qu'on se crut autorisé à le
poursuivre moins comme une religion que comme une tyrannie.
Mais la violence, et les nouveaux plans de police ecclésiastique
que la violence appuyait ne produisirent que des schismes scandaleux,
qui défigurèrent la religion, qui troublèrent la
Franco et qui la troublent encore.
En cet état,
que devait-on faire?
Etait-il d'une politique
sage et humaine de continuer la persécution commencée
contre ceux, qui résistaient aux innovations?
La force ne peut rien sur les âmes; la conscience est notre
sens moral le plus rebelle ; les actes de violence ne peuvent rien
opérer, en matière religieuse, que comme moyen de
destruction.
Un gouvernement compromet
toujours sa puissance, quand, se proposant d'agir sur des âmes
exaltées, il veut mettre en opposition les récompenses
et les menaces de la loi avec les promesses et les menaces de la
religion; la terreur qu'il cherche alors à inspirer force
l'esprit à se replier sur des objets qui lui impriment une
terreur bien plus grande encore. Au milieu de ces terribles
agitations, le fanatisme déploie toute son énergie ; il
se soutient par le fanatisme, il devient son aliment à
lui-même.
Notre propre expérience ne nous a-t-elle
pas démontré qu'en persécutant on ne réussit
qu'à faire dégénérer l'esprit de religion
en esprit de secte? On croyait, par les terreurs et par les
supplices, augmenter le nombre des bons citoyens ; on ne faisait tout
au plus que diminuer celui des hommes.
J'observe que tout système do persécution serait
évidemment incompatible avec l'état actuel de la
France.
Sous un gouvernement absolu, où
l'on est plutôt régi par des fantaisies que par des
lois, les esprits sont peu effarouchés d'une tyrannie, parce
qu'une tyrannie, quelle qu'elle soit, n'y est jamais une chose
nouvelle; mais dans un gouvernement qui a promis de garantir la
liberté politique et religieuse, tout acte d'hostilité
exercé contre une ou plusieurs classes de citoyens, à
raison de leur culte, ne serait propre qu'à produire des
secousses : on verrait dans les autres une liberté dont on ne
jouirait pas soi-même ; on supporterait impatiemment une telle
rigueur; on deviendrait plus ardent, parce qu'on se regarderait comme
plus malheureux. Sachons qu'on n'afflige jamais plus profondément
les hommes que quand on proscrit les objets de leur respect ou les
articles de leur croyance ; on leur fait éprouver alors la
plus insupportable et la plus humiliante de toutes les
contradictions.
D'ailleurs, qu'avons-nous
jusqu'ici gagné à proscrire des classes entières
de ministres, dont la plupart s'étaient distingués
auprès de leurs concitoyens par la bienfaisance et par la
vertu? Nous avons aigri les esprits les plus modérés ;
nous avons compromis la liberté, en ayant l'air de séparer
la France catholique d'avec la France libre.
Il
existe des prêtres turbulents et factieux, mais il en existe
qui ne le sont pas ; par la persécution on les confondrait
tous. Les prêtres factieux et turbulents mettraient cette
situation à profit, pour usurper la considération qui
n'est due qu'à la véritable sagesse ; on ne les
regarderait que comme malheureux et opprimés, et le malheur a
je ne sais quoi de sacré qui commande la pitié et le
respect.
Au lieu des assemblées
publiques surveillées par la police, et qui ne peuvent jamais
être dangereuses, nous n'aurions que des conciliabules secrets,
des trames ourdies dans les ténèbres. Les scélérats
se glorifieraient de leur courage; ils en imposeraient au peuple par
les dangers dont ils seraient environnés. Ces dangers leur
tiendraient lieu de vertus, et les mesures que l'on croirait avoir
prises pour empêcher que la multitude ne fût séduite,
deviendraient elles-mêmes le plus grand moyen de séduction.
De plus, voudrions-nous flétrir notre siècle en
transformant en système d'État des mesures de rigueur
que nos lumières ne comportent pas, et qui répugneraient
à l'urbanité française? Voudrions-nous flétrir
la philosophie même dont nous nous honorons à si juste
titre, et donner à croire que l'intolérance
philosophique a remplacé ce qu'on appelait l'intolérance
sacerdotale?
Le gouvernement a donc senti que
tout système de persécution devenait impossible.
Fallait-il ne plus se mêler des cultes, et continuer les
mesures d'indifférence et d'abandon que l'on paraissait avoir
adoptées, toutes les fois que les mesures révolutionnaires
s'adoucissaient? Mais ce plan de conduite, certainement préférable
à la persécution, n'offrait-il pas d'autres
inconvénients et d'autres dangers?
La
religion catholique est celle de la très-grande majorité
des Français.
Abandonner un ressort
aussi puissant, c'était avertir le premier ambitieux ou le
premier brouillon qui voudrait de nouveau agiter la France, de s'en
emparer et de la diriger contre sa patrie.
A
peine touchons-nous au terme de la plus grande révolution qui
ait éclaté dans l'univers. Qui ne sait que dans les
tempêtes politiques, ainsi qu'au milieu des grands désastres
de la nature, la plupart des hommes, invités par tout ce qui
se passe autour d'eux à se réfugier dans les promesses
et dans les consolations religieuses, sont plus portés que
jamais à la piété et même à la
superstition ? Qui ne connaît la facilité avec laquelle
on reçoit, dans les temps de crise, les prédictions,
les prophéties les plus absurdes, tout ce qui donne de grandes
espérances pour l'avenir, tout ce qui porte l'empreinte de
l'extraordinaire, tout ce qui tend à nous venger de la
vicissitude des choses humaines? Qui ne sait encore que les âmes
froissées par les événements publics sont plus
sujettes à devenir les jouets du mensonge et de l'imposture?
Est-ce dans un tel moment, qu'un gouvernement bien
avisé consentirait à courir le risque de voir tomber le
ressort de la religion dans des mains suspectes ou ennemies?
Dans les temps les plus calmes, il est de l'intérêt des
gouvernements de ne point renoncer à la conduite des affaires
religieuses, Ces affaires ont toujours été rangées,
par les différents codes des nations, dans les matières
qui appartiennent à la haute police de l'État.
Un État n'a qu'une autorité précaire, quand il a
dans son territoire des hommes qui exercent une grande influence sur
les esprits et sur les consciences, sans que ces hommes lui
appartiennent au moins sous quelques rapports.
L'autorisation d'un culte suppose nécessairement l'examen des
conditions suivant lesquelles ceux qui le professent se lient à
la société, et suivant lesquelles la société
promet de l'autoriser. La tranquillité publique n'est point
assurée, si on néglige de savoir ce que sont les
ministres de ce culte, ce qui les caractérise, ce qui les
distingue des simples citoyens et des ministres des autres cultes; si
l'on ignore sous quelle discipline ils entendent vivre, et quels
règlements ils promettent d'observer.
L'Etat est menacé, si ces règlements peuvent être
faits ou changés sans son concours, s'il demeure étranger
ou indifférent à la forme et à la constitution
du gouvernement qui se propose de régir les âmes, et
s'il n'a dans des supérieurs légalement connus et
avoués, des garants de la fidélité des
inférieurs.
On peut abuser de la
religion la plus sainte. L'homme qui se destine à la prêcher,
en abusera-t-il ou n'en abusera-t-il pas? s'en servira-t-il pour se
rendre utile ou pour nuire? Voilà la question; pour la
résoudre, il est assez naturel de demander quel est cet homme,
de quel côté est son intérêt, quels sont
ses sentiments, et comment il s'est servi jusqu'alors de ses talents
et de son ministère. Il faut donc que l'État connaisse
d'avance ceux qui seront employés. Il ne doit point attendre
tranquillement l'usage qu'ils feront de leur influence ; il ne doit
point se contenter de vaines formules ou de simples présomptions,
quand il s'agit de pourvoir à sa conservation et à sa
sûreté.
On comprend donc que ce
n'était qu'en suivant, par rapport aux différents
cultes, le système d'une protection éclairée,
qu'on pouvait arriver au système bien combiné d'une
surveillance utile. Car, nous l'avons déjà dit,
protéger un culte, ce n'est point chercher à le rendre
dominant ou exclusif; c'est seulement veiller sur sa doctrine et sur
sa police, pour que l'État puisse diriger des institutions si
importantes vers la plus grande utilité publique, et pour que
les ministres ne puissent corrompre la doctrine confiée à
leur enseignement, ou secouer arbitrairement le joug de la
discipline, au grand préjudice des particuliers et de
l'État.
Le gouvernement, en sentant la
nécessité d'intervenir directement dans les affaires
religieuses par les voies d'une surveillance protectrice, et en
considérant les scandales et les schismes qui désolaient
le culte catholique, professé par la très-grande
majorité de la nation française, s'est d'abord occupé
des moyens d'éteindre ces schismes et de faire cesser ces
scandales.
Un schisme est, par sa nature, un
germe de désordre qui se modifie de mille manières
différentes, et qui se perpétue à l'infini.
Chaque titulaire , l'ancien, le nouveau, le plus nouveau, ont chacun
leurs sectateurs dans le même diocèse, dans la même
paroisse, et souvent dans la même famille. Ces sortes de
querelles sont bien plus tristes que celles qu'on peut avoir sur le
dogme, parce qu'elles sont comme une hydre qu'un nouveau
changement de pasteur peut à chaque instant
reproduire.
D'autre part, toutes les querelles religieuses ont
un caractère qui leur est propre. « Dans les disputes
ordinaires, dit un philosophe moderne , comme chacun sent qu'il peut
se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas
extrêmes; mais dans celles que nous avons sur la religion,
comme par la nature de la chose chacun croit être sûr que
son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu
de changer eux-mêmes, s'obstinent à nous faire
changer. »
D'après ces
réflexions, il est clair que les théologiens sont par
eux-mêmes dans l'impossibilité d'arranger leurs
différents. Heureusement les théologiens catholiques
reconnaissent un chef, un centre d'unité, dans le pontife de
Rome. L'intervention de ce pontife devenait donc nécessaire
pour terminer des querelles jusqu'alors interminables.
De là, le gouvernement conçut l'idée de
s'entendre avec le Saint-Siège.
La
constitution civile du clergé, décrétée
par l'Assemblée Constituante , n'y mettait aucun obstacle,
puisque cette constitution n'existait plus. On ne pouvait la faire
revivre sans perpétuer le schisme qu'il fallait éteindre.
Le rétablissement de la paix était pourtant le grand
objet; et il suffisait de combiner le moyen de ce rétablissement
avec la police de l'État et avec les droits de l'Empire.
Il faut sans doute se défendre contre le danger des opinions
ultramontaines, et ne pas tomber imprudemment sous le joug de la cour
de Rome. Mais l'indépendance de la France catholique
n'est-elle pas garantie par le précieux dépôt de
nos anciennes libertés?
L'influence du
pape, réduite à ses véritables termes, ne
saurait être incommode à la politique. Si quelquefois on
a cru utile de relever les droits des évêques pour
affaiblir cette influence, quelquefois aussi il a été
nécessaire de la réclamer et de l'accréditer
contre les abus que les évoques faisaient de leurs droits.
En général, il est toujours heureux d'avoir un moyen
canonique et légal d'apaiser des troubles religieux.
Les principes du catholicisme ne comportent pas que le chef de chaque
État politique puisse, comme chez les luthériens, se
déclarer chef de la religion; et dans les principes d'une
saine politique, on pourrait penser qu'une telle réunion des
pouvoirs spirituels et temporels dans les mêmes mains n'est pas
sans danger pour la liberté.
L'histoire
nous apprend que, dans certaines occurrences, des nations catholiques
ont établi des patriarches ou des primats pour affaiblir ou
pour écarter l'influence directe de tout supérieur
étranger.
Mais une telle mesure était
impraticable dans les circonstances ; elle n'a jamais été
employée que dans les États où on avait sous la
main une église nationale, dont les ministres n'étaient
pas divisés, et qui réunissait ses propres efforts à
ceux du gouvernement, pour conquérir son indépendance.
D'ailleurs, il n'est pas évident qu'il soit plus utile à
un État dans lequel le catholicisme est la religion de la
majorité d'avoir, dans son territoire, un chef particulier de
cette religion, que de correspondre avec le chef général
de l'église.
Le chef d'une religion,
quel qu'il soit, n'est point un personnage indifférent. S'il
est ambitieux, il peut devenir conspirateur; il a le moyen d'agiter
les esprits, il peut en faire naître l'occasion : quand il
résiste à la puissance séculière, il la
compromet dans l'opinion des peuples. Les dissensions qui s'élèvent
entre le sacerdoce et l'empire deviennent plus sérieuses.
L'Église qui a son chef toujours présent forme
réellement un état dans l'État: selon les
occurrences, elle peut même devenir une faction. On n'a point
ces dangers à craindre d'un chef étranger, que le
peuple ne voit pas, qui ne peut jamais naturaliser son crédit,
comme pourrait le faire un pontife national; qui rencontre dans les
préjugés, dans les mœurs, dans le caractère,
dans les maximes d'une nation dont il ne fait pas partie, des
obstacles à l'accroissement de son autorité; qui ne
peut manifester des prétentions sans réveiller toutes
les rivalités et toutes les jalousies; qui est perpétuellement
distrait de toute idée de domination particulière par
les embarras et les soins de son administration universelle; qui peut
toujours être arrêté et contenu par les moyens que
le droit des gens comporte, moyens qui, bien ménagés,
n'éclatent qu'au dehors, et nous épargnent ainsi les
dangers et le scandale d'une guerre à la fois religieuse et
domestique.
Les gouvernements des nations
catholiques se sont rarement accommodés de l'autorité
et de la présence d'un patriarche ou d'un premier pontife
national; ils préfèrent l'autorité d'un chef
éloigné, dont la voix ne retentit que faiblement, et
qui a le plus grand intérêt a conserver des égards
et des ménagements pour des puissances dont l'alliance et la
protection lui sont nécessaires.
Dans
les communions qui ne reconnaissent point de chef universel, le
magistrat politique s'est attribué les fonctions et la qualité
de chef de la religion, tant on a senti combien l'exercice de la
puissance civile pourrait être traversé s'il y avait,
dans un même territoire, deux chefs, l'un pour le sacerdoce et
l'autre pour l'empire, qui pussent partager le respect du peuple, et
quelquefois même rendre son obéissance incertaine. Mais
n'est-il pas heureux de se trouver dans un ordre de choses où
l'on n'ait pas besoin de menacer la liberté pour rassurer la
puissance?
Dans la situation ou nous sommes, le
recours au chef général de l'Église était
donc une mesure plus sage que l'érection d'un chef particulier
de l'Église catholique de France; cette mesure était
même la seule possible.
Pour investir en
France le magistrat politique de la dictature sacerdotale, il eût
fallu changer le système religieux de la très-grande
majorité des Français. On le fit en Angleterre, parce
que les esprits étaient préparés à ce
changement ; mais, parmi nous, pouvait-on se promettre de rencontrer
les mêmes dispositions?
Il ne faut que
des yeux ordinaires pour apercevoir, entre une révolution et
une autre révolution, les ressemblances qu'elles peuvent avoir
entre elles et qui frappent tout le monde; mais pour juger sainement
de ce qui les distingue, pour apercevoir la différence, il
faut une manière de voir plus perçante et plus exercée,
il faut un esprit plus judicieux et plus profond.
Assimiler perpétuellement ce qui s'est passé dans la
révolution d'Angleterre avec ce qui se passe dans la nôtre,
ce serait donc faire preuve d'une grande médiocrité.
En Angleterre, la révolution éclata à la suite
et au milieu des plus grandes querelles religieuses; et ce fut
l'exaltation des sentiments religieux qui rendit aux âmes le
degré d'énergie et de courage qui était
nécessaire pour attaquer et renverser le pouvoir.
En France, au contraire, les mœurs et les principes luttaient
déjà, depuis longtemps, contre la religion, et on ne
voyait en elle que les abus qui s'y étaient introduits.
En Angleterre, on n'avait point, eu l'imprudence de dépouiller
le clergé de ses biens avant de lui demander le sacrifice de
sa discipline et de sa hiérarchie.
En
France, on voulait tout exiger du clergé après lui
avoir ôté jusqu'à l'espérance.
En Angleterre, les opinions religieuses furent aux prises avec
d'autres opinions religieuses; mais la politique, qui sentait le
besoin de s'étayer de la religion, se réunit à
un parti religieux qui protégeait la liberté, qui en
fut protégé à son tour, et qui finit par placer
la constitution de l'État sous la puissante garantie de la
religion même.
En France, où,
après la destruction de l'ancien clergé, tout
concourait à l'avilissement du nouveau qu'on venait de lui
substituer, la politique avait armé toutes les consciences
contre ses plans; et les troubles religieux qu'il s'agit d'apaiser
ont été l'unique résultat des fautes et des
erreurs de la politique.
Il est essentiel
d'observer que, dans ces troubles, dans ces dissensions, tout
l'avantage a dû naturellement se trouver du côté
des opinions mêmes que l'on avait voulu proscrire : car la
conduite qui avait été tenue envers ceux qui avaient
embrassé les opinions nouvelles avait décrié ces
opinions, et n'avait pu qu'augmenter le respect du peuple pour celles
qui tenaient à l'ancienne croyance, qui avaient reçu
une nouvelle sanction du courage des ministres qui s'en étaient
déclarés les défenseurs. Car, en morale, nous
aimons, sinon pour nous-mêmes, du moins pour les autres, tout
ce qui suppose un effort; et en fait de religion, nous sommes portés
à croire les témoins qui se font égorger.
Or, une grande maxime d'État, consacrée pur tous ceux
qui ont su gouverner, est qu'il ne faut point chercher mal à
propos à changer une religion établie, qui a de
profondes racines dans les esprits et dans les cœurs, lorsque
celte religion s'est maintenue à travers les événements
et les tempêtes d'une grande révolution.
S'il y a de l'humanité à ne point affliger la
conscience des hommes, il y a une grande sagesse à ménager,
dans un pays, des institutions et des maximes religieuses qui
tiennent depuis longtemps aux habitudes du peuple, qui se sont mêlées
à toutes ses idées, qui sont souvent son unique morale,
et qui font partie de son existence.
Le
gouvernement ne pouvait donc proposer des changement