Si la loi de séparation n'était pas venue malencontreusement trancher
le cours paisible des destinées des Consistoires, ceux-ci auraient eu, le
26 juillet prochain, un beau centenaire à célébrer. A cette date, en effet,
il y a un siècle, en 1806, une assemblée des notables israélites se réunissait
à Paris, à l'Hôtel-de-Ville, salle Saint-Jean, des travaux desquels sortit
l'organisation du culte israélite qui vient seulement de disparaître. Elle
avait été convoquée par décret impérial en date du 30 mai 1806. Napoléon 1er
qui venait de faire sa paix - plus tard troublée par l'incarcération du pape
à Savone et ensuite à Fontainebleau - avec les catholiques et avait réglé
le statut des églises protestantes, ne pouvait laisser en dehors de ses préoccupations
législatives le culte israélite et surtout ses adhérents. II avait, de cas
derniers, à en juger par le texte du décret précité, une idée plutôt fâcheuse
et il inaugurait ses rapports souverains avec nos pères sous des auspices
qui n'avaient rien de flatteur pour eux.
Ce décret du 30 mai 1806 qui appelais à se réunir en assemblée "les
premiers d'entre les Juifs" n'avaient pas dans la pensé première de son auteur
pour objet d'organiser le culte israélite.
Sur la foi de rapports présentant dans plusieurs départements les Juifs,
comme n'exerçant d'autre profession que celle de l'usure, Napoléon avait rendu
ce décret pour suspendre pendant un an toute exécution de jugement concernant
le recouvrement des créances des israélites sur les cultivateurs dans les
départements de l'Est.
Mais son coup d'œil d'aigle et sa mégalomanie lui faisant entrevoir
dans cette misérable question l'occasion de faire grand et de se signaler;
il l'avait élargie et avait rêvé de relever ces Juifs qu'on lui représentait
comme abaissés et brouillés avec la morale civile, en un mot, de régénérer
la population israélite qu'un lui avait dépeinte sous les plus sombres et
les plus ignominieuses couleurs.
D'après le décret, les notables auraient à étudier les moyens les plus
expédients "pour rappeler parmi leurs frères l'exercice des arts et professions
utiles, afin de remplacer par une industrie honnête les ressources honteuses
auxquelles beaucoup d'entre eux se livrent de père en fils, depuis plusieurs
générations."
Se livrer à des ressources est d'une langue peut-être très napoléonienne
mais que l'Académie n'aurait pas admise. Mais peu importe. Le fait est que
le grand conquérant, au lendemain d'Austerlitz, se croyait apte non seulement
à remporter les victoires les plus déconcertantes, mais encore à faire de
l'économie sociale. A ses lauriers de capitaine génial il rêvait d'ajouter
ceux de pacificateur des consciences, de réformateur des mœurs et de législateur
des cultes. Et comme on lui dépeignait les Juifs comme des êtres insociaux,
il s'était proposé à la fois de les moraliser et de les contenir. Le programme
qui fut soumis à l'assemblée des notables trahissait cette pensée qui le hantait
d'opérer la régénération des Juifs, question qui, au siècle précédent, avait
fait l'objet de mémoires couronnés par l'Académie de Metz.
Il posait aux représentants du judaïsme plus d'une question embarrassante,
et soumettait leur conscience religieuse qui ne connaissait pas encore les
accommodements auxquels leurs descendants se sont si délibérément habitués
à une rude épreuve. Ils se tirèrent des difficultés de la situation où les
plaçait la volonté impérieuse de Napoléon avec un rare bonheur, et sans sacrifier
rien d'essentiel des doctrines religieuses et de leurs convictions, ils répondirent
de manière à satisfaire le Maître tout puissant.
Il faut bien croire que cette mauvaise humeur de Napoléon à l'égard
des Juifs qu'on sent percer à chaque ligne de ce décret ne tarda pas a se
dissiper. La remarquable tenue de cette assemblée, qui comptait dans son
sein, à côté de rabbins très savants, mais la plupart étrangers au mouvement
moderne, des négociants, des propriétaires et, pour ainsi dire, pas de personnes
- et pour cause - appartenant aux professions libérales était faite pour
détruire bien des préventions.
Songez donc, il y avait à peine quinze ans que l'émancipation avait
arraché les Juifs à leur abjection séculaire. Comment ces israélites recrutés
un peu au petit bonheur par le bon plaisir des préfets, qui n'avaient pas
eu te temps de s'assimiler complètement les idées et les sentiments du milieu
social qui s'ouvraient à eux, où une élite n'avait pu se former encore, allaient-ils
se comporter en face de ce devoir nouveau et singulièrement redoutable que
la volonté d'un César imposait à leurs épaules à peine cicatrisées des blessures
du joug qui si longtemps avait pesé sur elles ?
Eh ! bien ! le spectacle qu'offrit cette assemblée où ceux qui comprenaient
le français étaient minorité, dont la culture était rudimentaire, déconcerta
toutes les prévisions et trompa tous les pronostics. Pour des gens représentés
comme absorbés par les pratiques honteuse du lucre et de l'usure, ils firent
très noble figure.
L'on est surpris de constater chez tous ces petits commerçants et trafiquants,
arrachés à leur comptoir et jetés dans la capitale pour y exercer un mandat
auquel rien, ni leur éducation si primitive, ni leurs occupations et préoccupations
ordinaires ne les avaient préparés, a la. fois une parfaite compréhension
de leurs devoirs et vis-à-vis de leur culte auquel ils étaient attachés
par toutes les fibres de leur âme fervente et vis-à-vis de l'État qui leur
demandait des comptes moraux et d'établir comme le bilan non seulement de
leurs obligations religieuses mais de conscience sociale.
Un siècle s'est écoulé depuis. Le Judaïsme français a pu librement se
développer, son niveau intellectuel s'est singulièrement élevé et de son sein
ont émergé des individualités qui, dans les branches les plus variés des
connaissances humaines se sont hautement signalées par leurs travaux, leurs
talents
Eh bien ! sans vouloir offenser nos distingués contemporains et coreligionnaires
qui sont légion, nous croyons qu'on n'en trouverait pas beaucoup qui eussent
été, comme Abraham Furtado
et S. Avigdor, à la hauteur de leur mission, qui, avec un tact aussi
parfait, une entente aussi avertie des nécessités du moment, se fussent aussi
supérieurement acquittés de leur tâche d'éclairer le Maître sur l'état des
Juifs et les conditions de leur milieu et sur leurs aspirations.
Quinze ans à peine après que tes Juifs avaient été tires de leur geôle
séculaire il se trouvait dans leur sein des hommes capables de prononcer
des discours d'une telle élévation d'idées et de sentiments et de présenter
en raccourci des tableaux aussi achevés de l'histoire des Juifs, de leur législation
et de leurs devoirs vis-à-vis de la société où ils étaient appelés a vivre
!
Et les réponses aux questions posées et qui embrassaient à la fois la
vie civile, sociale et religieuse des israélites révèlent une maturité de
pensée, une sagacité et un sens remarquables de la situation si embarrassante
où Napoléon avec sa manie de légiférer sur tout même sur la théologie, mettait
ces humbles Juifs !
Certes dans ces discours et ces harangues, les flatteries et les adulations
à l'adresse du César couronné nous choquent. Mais cet encens qu'on brûlait
sous son nez impérial, toute la littérature officielle, qu'elle émane des
catholiques ou des protestants, en est saturée. Ces épithètes grandiloquentes
et thuriféraires étaient de commande et il n'était permis aux israélites,
moins qu'à personne, de faire exception.
Quoi qu'il en soit, l'assemblée des Notables et, entre temps, le grand
Sanhédrin qu'on appela à sanctionner ses décisions de l'autorité de ses rabbins
se montrèrent à la hauteur de la tâche si délicate, et certainement les mauvaises
dispositions de Napoléon à l'égard des Juifs furent désarmées par les délibérations
si sages, les travaux si bien ordonnés, les décisions si bien étudiées de
ces israélites qui abordaient inopinément le métier de législateurs.
Le règlement organique qu'ils élaborèrent et que le décret impérial
du l7 mars 1808 convertit en charte de la synagogue française prête à de
nombreuses critiques, mais il dénote chez leurs auteurs des aptitudes administratives
et une méthode de travail que, sans irrévérence, on doit souhaiter à leurs
descendants auxquels incombe un siècle après, la charge de donner au culte
israélite des institutions appropriées au nouveau régime de liberté sous lequel
il est appelé à vivre et à se développer.
H. Prague