Paris le 30 juin 1806
Le
Conseiller d’État,
Préfet du Département
de la Seine
A son Excellence
Le Ministre de
l’Intérieur
Monseigneur
D’après les ordres contenus
dans la lettre que Votre Excellence m’a fait l’honneur de
m’adresser le 16 de ce mois, j’ai désigné
pour assister à l’assemblée des Juifs qui doit se
former à paris, le 6 juillet prochain, six d’entre eux
de cette ville qui m’ont paru réunir toutes les qualités
indiquées par le Décret Impérial du 30 mai
dernier
Sont :
MMrs
Worms (obry
hayen)
Cerf Beer (Théodore)
Beer (Michel)
Jacob
(Lazare)
Schmoller (Aaron)
Crémieux (Saul)
Sous le
cas d’empêchement d’un ou de plusieurs d’entre
eux MM Rodrigue Banquier et Wittersheim.
De l’autre en recueillant des matériaux pour la
statistique, j’ai fait mon possible pour me procurer des
renseignements propres à faire connaître sous tous les
rapports qui intéressent le Gouvernement, les Juifs habitant
dans le département de la Seine. Je n’ai pas eu à
cet égard tout le succès que j’aurais désiré.
Les persécutions que les Juifs ont éprouvées
dans les temps antérieurs, leur ont donné sur tout ce
qui a rapport à leurs usages et à leurs mœurs
particulières, une habitude de discrétion et de réserve
qui toute espèce de renseignement à leur égard
fort difficile à acquérir et dès qu’ils
s’aperçoivent que l’on veut lever tant soit peu le
voile dont ils s’efforcent de se couvrir, ils conçoivent
aussitôt des inquiétudes, souvent même des alarmes
et deviennent encore plus impénétrables.
Les recherches que j’ai faites en l’an 10 ont avéré
cet effet. Ils ont cru qu’elles tendaient à les priver
du droit de citoyen, et quelques-uns uns d’entre eux ont exposé
leur crainte au Gouvernement ainsi que je l’ai appris par une
lettre du 7 thermidor an 10 que m’a adressé le
prédécesseur de Votre Excellence.
Voici le résultat de ce que j’ai pu recueillir alors
avec quelques observations que j’ai cru nécessaire
d’ajouter.
Précis
sur l’Établissement
et le sort des Juifs en France.
Il y a des Juifs dans les Gaules depuis la
conquête des Romains.
Sous les rois des
deux premières races ils s’étaient emparés
de presque tout le commerce négligé par les naturels du
pays pour les causes que tout le monde sait.
Les richesses qu’ils acquirent excitèrent contre eux la
jalousie des particuliers et l’avidité des
gouvernements.
On les proscrivit et on les
rappela à diverses reprises.
La misère
du peuple dont on les supposait la cause, des crimes horribles qu’on
leur imputait et le zèle du prosélytisme, furent les
prétextes de ces proscriptions. Le désir de s’emparer
de leur richesse en fut le vrai motif.
Le
besoin que l’on avait d’eux dans les circonstances
difficiles motiva leur rappel.
Proscrits en
France, ils s réfugièrent en Hollande et en Angleterre
où ils portèrent leur industrie, leur commerce et une
grande partie de leurs richesses par le moyen de lettre de change que
la nécessité leur fit inventer ; du reste on sait que
cette invention a puissamment contribué à la prospérité
des deux états qui leur accordèrent des asiles.
En 1550 ils obtinrent du Roi de France Henri II de lettres patentes
confirmées par ses successeurs qui les admirent dans diverses
provinces de France et leur donnèrent les droits des autres
sujets français.
Ils s’établirent
particulièrement au Nord de la France, au Midi et à
Paris.
Au Nord, leur liberté civile et
religieuse était très circonscrite au midi elle était
aussi étendue qu’ils pouvaient le désirer, à
Paris ils n’avaient plus lieu d’être mécontent
de leur sort.
Les bûchers de
l’inquisition allumés en Espagne et au Portugal
augmentèrent beaucoup le nombre de Juifs en France ; Il n’en
vient plus de ces contrées depuis que la tolérance a
diminué les persécutions.
La
révolution a attiré en France plusieurs Juifs étrangers
des contrées du Nord, et à Paris quelques banquiers et
négociants de cette nation étrangère ou
appartenant déjà à d’autres départements
de l’Empire.
Nombre actuel
On ne peut pas déterminer d’une
façon précise le nombre de Juifs qui habitent
aujourd’hui le département de la Seine parce qu’ils
sont trop répandus et trop confondus avec les autres habitants
et que ceux qui se réunissent pour la célébration
de leur culte ne donnent pas la mesure de leur population qui
toutefois ne paraît pas excéder 1 400 à 1
500 individus autant qu’on peu en juger par approximation.
Observation
Je pense que le nombre des Juifs est
beaucoup plus considérable à Paris.
Cette opinion qui est assez évidente par le nombre des Juifs
que l’on voit circuler journellement dans Paris et les
quartiers connus où ils habitent en grand nombre, est encore
confirmée par le rapprochement de deux autres renseignements
qui me sont venus de la même source.
Le
premier, c’est que les juifs qui remplissent les devoirs
extérieurs à leur religion sont relativement à
la population Juive dans une proportion égale à celle
où les individus des autres cultes religieux remplissent les
devoirs de ces cultes sont eux même relativement à
leur population respective. Le second est qu’environ 400 Juifs
fréquentent les oratoires et, en rapprochant ce point de fait,
de la donnée générale qui précède,
il y a lieu d’inférer que le nombre 400 représente
ici une population fort au-dessus de 15 ou 1600 individus
puisqu’en général on peut évaluer au 10ème
de la population le nombre des individus accomplissant les formes et
pratiques extérieures des divers cultes.
Moyens de subsistance
Plusieurs Juifs ont acheté dans
Paris et dans le département des propriétés
foncières en maison ou en terre soit nationales soit
patrimoniales. Le principal but de ces acquisitions a été
de faire des placements. Quelques-uns uns de ces propriétaires
ont aussi des biens fonds dans d’autres départements de
l’Empire ; Mais peu ont des propriétés foncières
dans les pays étrangers.
Indépendamment
de la banque, du commerce des marchandises en gros et en détail,
ils ont établi différentes manufactures de tabac,
porcelaines, indiennes, bijouterie & quelques-uns uns se sont
appliqués aux sciences et aux arts. Les plus pauvres sont
brocanteurs. Les indigents sont soutenus par leurs familles ou par la
société.
Religion Culte
Les articles fondamentaux de la croyance
des Juifs sont au nombre de 13 dont les principaux sont l’Unité
de Dieu créateur et conservateur de l’univers,
l’immortalité de l’âme, l’imputation
des actions.
Ils prétendent n’avoir
tous qu’une même croyance et ne point être
divisés en sectes.
Observation
Ce dernier renseignement ne me paraît
pas exact. On pense généralement qu’il y a
différentes sectes parmi les Juifs et que les Juifs
portugais diffèrent des autres Juifs sur plusieurs points
religieux.
Peut-être cette erreur
vient-elle de ce que chaque secte ne regarde pas comme Juifs ou
Israélite les individus d’une autre secte, et ceci
pourrait expliquer aussi pourquoi ils portent leur nombre beaucoup
au-dessous de ce qu’il est en effet.
A Paris, les Juifs n’ont point de synagogue; mais cinq ou six
oratoires dont le principal est rue Beaubourg, aux ci-devant
Carmélites.
La religion Judaïque
n’a point de ministre proprement dit ; toutes les fonctions de
la synagogue peuvent être faites par le premier venu. Le
ministère des rabbins n’est indispensable que pour les
mariages, divorces et dispenses du lévirat
Mais il y a une personne attachée à cet oratoire pour
en faire le service et elle reçoit pour cela un salaire
modique provenant du prix des places qui se louent.
Les rabbins n’ont aucun revenu. La plupart ne sont point payés.
Ceux qui le sont reçoivent des honoraires très modiques
provenant des contributions volontaires. Il n’y a entre eux
aucun ordre hiérarchique, et ils n’ont d’autre
influence que celle que leur donne leurs talents, leurs vertus et le
succès de leurs exhortations.
La dépense
totale du culte pour chaque oratoire est environ de 300 F. pour les
moindres et de 1 000 F. pour les plus considérables.
Outre les samedis, les Juifs ont 13 jours de fête pendant
lesquels tout travail leur est défendu, mais une partie de ces
13 fêtes tombe le samedi.
La circoncision
à laquelle les Juifs sont assujettis est la seule pratique
religieuse qui soit indispensable pour être réputé
membre de la Société Judaïque, toute autre
pratique du culte extérieur peut être négligée
sans que cette négligence expose à passer pour
infidèle ou entraîne l’exclusion de la
société religieuse.
Plusieurs
personnes des deux sexes ont épousé de chrétiens.
La religion juive prohibe implicitement ces mariages. Mais la société
le tolère ; et aucune de ces personnes n’en a été
retranchée pour cela.
Instruction publique.
Il y a pour les Juifs des écoles
dont le nombre varie selon le besoin et le nombre des élèves.
Ils n’ont point de pensions particulières pour leurs
enfants, mais depuis la révolution, plusieurs profitent de la
faculté qui leur a été accordée comme aux
autres citoyens de mettre leurs enfants dans les pensionnats et
autres établissements publics relatifs à l’éducation
et à l’instruction.
En général,
parmi les Juifs, l’éducation est plutôt domestique
que publique.
La langue hébraïque
et les dogmes religieux sont les seules parties de l’instruction
qui seraient particulières aux enfants des Juifs.
Mœurs
Depuis que la
révolution française a accordé aux Juifs le
droit de citoyen français, leurs mœurs se sont beaucoup
rapprochés de celles des autres classes de la société.
Même attachés à leurs pratiques religieuses ils
ont connu de la même liberté de penser que les autres
français. Ils ont même le bonheur d’avoir une
Patrie ; et l’attachement qu’ils ont pris pour elle a
relâché chez plusieurs les liens qui les attachaient à
leur secte primitive. De là la négligence du culte
religieux ; l’inobservation et même le mépris de
plusieurs pratiques généralement répandues avant
la révolution..
Le luxe et la
somptuosité se sont introduits dans leur vie domestique à
proportion de leur richesse ; et il n’y a à cet égard
aucune différence entre les familles juives
et les
familles chrétiennes.
Quoique la
religion juive permette la répudiation et le divorce dans les
cas de flagrant délit, ou d’incompatibilité
absolue ; cependant les cas où l’on use de cette
permission sont excessivement rares ; ce qui doit donner une opinion
assez favorable des mœurs de cette nation.
Une autre circonstance qui confirme cette opinion, c’est que
les familles juives se distinguent surtout par le soin qu’elles
ont de soutenir leurs parents pauvres, de venir au secours de ceux
auxquels il arrive des malheurs et que la société en
général soulage tous les indigents et les infirmes par
un grand nombre de service à domicile.
Tel sont, Monseigneur, les seuls
renseignements généraux que je puisse transmettre à
Votre Excellence sur ce sujet. J’aurai désiré les
pouvoir rendre plus détaillés, mais peut-être la
police pourra-t-elle y suppléer ; Elle a pour satisfaire en ce
point aux vues de Votre Excellence des moyens qui me manquent
absolument.
J’ai l’honneur de vous saluer avec respect.
Source: Centre Historique des Archives Nationales F/19/11004 et 11005