1ère question.
Quel est l'état de la Nation Juive dans les principaux
Royaumes de l'Europe, par exemple dans l'Empire, en Prusse, en
Pologne, en Hollande, en Angleterre, au Portugal, en Italie et
notamment dans les États du Pape?
2° Il faudra donner un détail
séparé pour chaque Royaume et il sera nécessaire
d'entrer dans tous les détails qu'il sera possible de se
procurer.
Pour répondre d'une
manière satisfaisante à la première et à
la seconde question, nous sommes entrés dans des détails
peu connus et nous avons indiqué des choses importantes qui ne
se trouvent dans aucun ouvrage.
3° Marquer entre autres choses si
l'exercice de la religion judaïque y est entièrement
permis ou simplement toléré. Si la pluralité des
femmes permise par a loi de Moïse y a lieu, si les lois
concernant le divorce y sont observées.
Les Juifs ne s'interdisent pas aussi généralement le
divorce.
4° Si les Juifs ont la faculté
de posséder et d'acquérir des fonds de terre et
maisons.
Nous avons fait voir sur la
quatrième question que les Juifs peuvent acquérir et
posséder des fonds de terre et maisons dans plusieurs États
de l'Europe; nous avons observé parlant des Juifs d'Alsace que
la raison veut qu'ils aient cette faculté et que la saine
politique l'exige.
5° S'ils peuvent librement y
exercer toute espèce d'arts et métiers, même
orfèvrerie, l'horlogerie, etc.
6° Si
dans les endroits où il y a des communautés d'arts et
métiers ils ont la faculté de s'y associer, d'y être
reçus, trouveraient-ils quelque inconvénient à
se faire recevoir dans les diverses communautés d'arts et
métiers ainsi que le dernier édit rendu en faveur des
non-Catholiques le leur permet formellement? Mais dans ce cas comme
le jour du Sabbat qu'ils ne voudraient pas sans doute se dispenser
d'observer leur ôterait un jour de plus de travail dans la
semaine s'ils ne le remplaçaient pas par celui du dimanche qui
ne leur est pas interdit par leur Religion leur suffirait-il d'avoir
la permission de travailler ce jour-là à boutique
fermée ou bien voudraient-ils travailler et vendre à
boutique ouverte comme il paraît qu'ils le font dans quelques
autres États. Si dans les pays où ils ont le libre
exercice de leur religion il ne leur est pas permis de travailler les
Dimanches et les Jours de fêtes qui ne sont observés que
par les Catholiques. Si dans ce cas ils peuvent travailler
publiquement et avoir boutiques ouvertes ce jour-là?
Nous avons fait voir sur la cinquième et la sixième
question que les Juifs exercent les arts et métiers dans tous
les pays où ils sont établis, mais qu'afin qu'ils ne
soient pas exposés à éprouver des difficultés
pour être admis dans les différentes Jurandes, ils sont
dispensés de s'y faire immatriculer.
Les
Juifs ne trouveraient aucun inconvénient à se faire
recevoir en France dans les différents corps et métiers
si on voulait les y admettre et les faire jouir de tous les avantages
qui y sont attachés en les obligeant d'en supporter les
charges. Comme ils ne peuvent pas violer le jour du Sabbat, et qu' il
leur serait impossible de perdre deux jours dans la semaine, il leur
serait nécessaire d'avoir la permission de travailler et
vendre le dimanche et autres fêtes à boutique fermée,
ainsi que cela leur est permis dans plusieurs États de
l'Europe; on nous a même assuré que le Grand duc de
Toscane a expressément permis à Livourne de travailler
librement le dimanche et autres fêtes à boutique
ouverte. Cependant si on leur accordait en France la faculté
de travailler à boutique fermée, ils auraient toujours
l'attention la plus scrupuleuse à ne rien faire qui puisse
causer du scandale et donner mauvais exemple.
L'admission dans les arts et métiers doit être un
acheminement à la faculté d'exercer la chirurgie, la
médecine, d'être apothicaire et accoucheur. Les Juifs
exercent ces arts et ces professions dans la plupart des États
de l'Europe, ils les ont exercés autrefois en France avec
succès; Silva et Montalto sont parvenus au plus haut degré
de gloire et de confiance auxquels on puisse aspirer, puisqu'ils ont
eu l'honneur de devenir médecins de nos rois.
L'art du chirurgien et la profession du médecin supposent
l'admission aux écoles publiques et aux universités,
les Juifs y sont admis dans plusieurs états de l'Europe.
L'admission aux écoles publiques et aux universités
suppose aussi l'entrée aux académies; car on ne désire
acquérir des connaissances que pour jouir des avantages
qu'elles procurent. Si ces heureuses révolutions ont lieu en
France on verra que ce qu'on appelle si improprement et si
injustement le caractère moral des Juifs n'est qu'un préjugé
et une chimère ...
7° S'il ne serait pas à
souhaiter pour eux qu'ils cherchassent à s'incorporer
davantage avec les autres habitants du Royaume; en ne laissant
subsister que les différences qui tiennent si essentiellement
à leur religion qu'il serait impossible de les anéantir.
Nous observerons pour répondre à la septième
question que les Juifs s'incorporeront naturellement et par degrés
avec les autres habitants du royaume, si on anéantit les
distinctions qui les humilient, et si on cesse de les tenir dans les
angoisses continuelles de la crainte. Les Juifs devraient pouvoir
être admis dans les Chambres de Commerce et dans les assemblées
municipales.
8° Quels peuvent être les motifs
qui semblent les éloigner de la culture et de l'exploitation
des terres; car on ne voit guère que dans un aucun pays ils
s'y soient jamais attachés?
Nous
répondons à la huitième question. La garde des
troupeaux et l' agriculture furent l'occupation des premiers hommes
et des patriarches. Fuit autem Abel pastor ovium.
Flavius Josèphe nous apprend que les habitants de la Judée
ne se mêlaient point de trafic et que ses compatriotes se
renfermaient dans la culture des terres. Les Juifs ont une série
de faits qui prouvent qu'ils n'ont cessé d'être
agriculteurs que lorsqu'il ne leur a plus été permis de
cultiver des terres en propre et qu'ils ont perdu l'espoir d'en
posséder.
Les Juifs furent "agricoles"
en France tant qu'ils crurent qu'on respecterait leurs propriétés;
mais ils furent souvent désabusés de cette espérance.
Les persécutions de toute espèce, les expulsions et les
confiscations qu'ils éprouvèrent, en les rendant
défiants, les détournèrent insensiblement de
l'agriculture et leur firent perdre le goût d'une occupation
qui plus que toute autre, demande un état permanent. On
pourrait appliquer ici aux Juifs une réflexion bien judicieuse
de l'illustre auteur des deux mémoires sur les Protestants; il
observe au Roi, que le citoyen qui ne s'occupe pas de lui seul et qui
pense à sa famille doit craindre pour ses enfants et ses
petits-enfants, que les successeurs du Roi n'aient pas la même
façon de penser que lui, surtout dans une matière où
on croit la religion intéressée et où les
Ministres de la religion catholique ont quelquefois abusé de
l'empire que leur donne leur caractère sur un roi pieux.
Concluons donc que la politique qui ne permettrait pas aux Juifs
d'avoir des terres en propre, d'après les lois solennelles et
positives, serait déraisonnable.
9° Ceux surtout qui s'emploieront à
l'agriculture auraient peut-être de la peine à se tirer
d'affaire s'ils n'avaient pas la faculté de travailler les
Dimanches et les fêtes? Nous observerons
sur la neuvième question que ce que nous venons de dire doit
faire espérer qu'il sera permis aux Juifs de posséder
des terres dans toutes les provinces de France comme ils en possèdent
dans la Province de Guyenne et qu'ils auront à cet égard
la liberté de les cultiver eux-mêmes ou de les faire
cultiver.
10° S'il y a parmi eux différentes
sectes qui les distinguent à un certain point et si elles ont
entre elles quelques diversités de dogmes ou de pratiques
religieuses savoir par exemple sur quoi est fondée en France
la distinction entre les Juifs portugais, allemands, Juifs
avignonnais ?
Nous observons sur la dixième
question que nous avons parlé à la section 9 du
chapitre 1er des différentes sectes qu'on trouve encore parmi
les Juifs.
Nous avons parlé à la
section 7 et 8 du chapitre 1er et la section 2 et 3 du chapitre 2 sur
quoi est fondée, non seulement en France, mais dans toute
l'Europe la distinction entre Juifs portugais, Juifs allemands [sic]
et Juifs avignonnais" .
11° Il paraît qu'en Alsace ou en
Lorraine, d'après les capitulations mêmes de ces
Provinces, ils y jouissent d'une existence légale; mais
d'ailleurs si restreinte qu'ils n'y ont pour ainsi dire aucun des
droits de citoyen; ils ne peuvent ni acquérir des fonds, ni
exercer pour ainsi dire aucun métier; en conséquence
ils se livrent à l'usure et excitent par-là des
plaintes journalières; ne préféreraient-ils pas
abandonner les espèces de privilèges qui comme on vient
de le dire aux capitulations de ces provinces, et d'après
lesquels ils font véritablement un peuple à part, qui
vit sous l'empire de ses lois particulières et qui est
gouverné par ses Juges?
Ne
préféreraient-ils pas dis-je d'être rendus à
l'état de tous les autres citoyens et d'avoir comme ceux de la
Guyenne la faculté d'employer leurs fonds soit dans le
commerce soit en acquisition d'héritages ou de toute autre
manière sans avoir à solliciter des lettres
particulières du Prince ou des privilèges qui ne
s'appliquent qu'à tel ou tel individu?
Nous observerons sur la onzième question que lorsque
l'Alsace passa en 1648 sous la domination française, les
gentilshommes de quelques communautés conservèrent le
droit de recevoir les Juifs dans leurs villes et villages et de leur
faire payer tous les ans une espèce de taille pour droit
d'habitation; ce droit était ancien et ils le percevaient dans
le temps que la maison d'Autriche était en possession de cette
province.
Pierre Chermont prétendit en
qualité d'adjudicataire des domaines d'Alsace que les droits
que les Juifs payaient par ménage, étaient des droits
domaniaux et souverains qui ne pouvaient être exigés que
par le Roi. L'affaire ayant été portée
par-devant M. de la Rivière, Intendant d'Alsace, il condamna
le 19 août 1672, tant les Juifs de la Haute que de la
Basse-Alsace, à payer à Pierre Chermont 10 florins et
demi pour chaque famille sans préjudice du droit des seigneurs
particuliers qu'il fixa à 10 florins tant pour le droit
d'habitation que pâtures, corvées, chauffages et
autres.
Ainsi la première Ordonnance qui
les concerne depuis la capitulation, au lieu d'adoucir leur sort, n'a
fait que l'aggraver.
Les Rabbins sont dans
l'usage dès le temps des Empereurs d'apposer scellés
sur les biens et effets des successions des Juifs et d'en faire
l'inventaire et le partage suivant les lois de Moïse, et cet
usage a eu lieu sans interruption depuis la réunion de la
province d'Alsace à la couronne.
Un
arrêt du 27 novembre 1719 fit défendre au Rabbin de
Ribeauvillé et à tous autres d'apposer des scellés
et de s'immiscer dans le partage des successions des Juifs attendu
est-il dit que cela est contraire aux lettres patentes à eux
accordées par lesquelles il ne leur est attribué aucune
juridiction réelle... Il intervint le 18 septembre 1720
un arrêt interprétatif de celui du 27 novembre 1719 qui
permet aux Rabbins l'apposition des scellés et la confection
d'inventaires dans les cas où il n'y a pas de Chrétiens
intéressés.
Les Juifs d'Alsace
tiennent fortement à ce privilège; ils regardent comme
un point de religion de régler les successions d'après
les lois de Moïse et ils seraient extrêmement sensibles à
toute innovation à cet égard. Cela confirme ce que nous
avons déjà prouvé de leurs opinions. Et leurs
mœurs sont bien différentes de celles des Juifs
portugais.
12° Quels seraient les arrangements
qu'ils pourraient prendre pour que chacun de ceux qui seraient dans
le cas de porter les armes fut dispensé du service militaire
[sic]...
À Bordeaux, plusieurs Juifs
sont reçus bourgeois de Bordeaux et tous gardent la ville avec
les autres citoyens. Les Juifs se sont toujours présentés
pour porter les armes lorsque leur patrie avait besoin de leur
secours ou qu'elle a été menacée de quelque
incursion subite; ils défendirent Naples contre Bélisaire,
Prague contre les Suédois, Gibraltar dans la dernière
guerre et ils se sont distingués en 1781 sur les vaisseaux des
Provinces Unies, enfin ils prirent les armes, même le samedi,
lors de la dernière révolte du pain à
Bordeaux...
13ème et dernière
question. Engager les Syndics de la Nation à s'expliquer sur
l'espèce de constitution qu'ils pourraient particulièrement
désirer d'avoir en France.
Vu des
Syndics de la Nation Juive, sur l'espèce de constitution que
les Juifs désirent particulièrement d'avoir en France.
- Avant d'établir le plan de constitution que la Nation Juive
désire d'avoir en France, nous prions de ne pas perdre de vue
qu'en envisageant indistinctement tous les Juifs établis dans
le royaume sous les mêmes rapports relativement aux droits
civils la loi qui interviendra ne doit pas interdire à chaque
corporation ou congrégation son régime particulier,
d'autant que cette faculté ne porte aucune atteinte aux droits
civils des Juifs entre eux ni à ceux des autres sujets du roi
et qu'il est avantageux pour le bon ordre et la police que les lois
que nous allons proposer soient adoptées par le
Gouvernement.
1ère Les Juifs
espagnols et portugais désirent particulièrement être
maintenus dans les privilèges qui leur ont été
accordés en 1550. Confirmés par les Rois prédécesseurs
de Sa Majesté et par Sa Majesté elle-même, par
les Lettres patentes de 1776 d'être maintenus et conservés
dans leurs corporations et congrégations et dans les
règlements et statuts qui concernent leur police intérieure
tant à Bordeaux que dans les pays de Labour et autres lieux où
ils sont établis... Ils désirent aussi que les
privilèges accordés à d'autres Juifs, soit dans
la ville de Bordeaux, soit dans d'autres villes du Royaume leur
soient conservés ainsi que leur régime particulier.
2° Que la nouvelle loi rappelle d'une manière claire et
précise que les Juifs pourront s'établir et demeurer
dans toutes les villes, bourgs, villages, etc. Pour les Colonies
d'Amérique, dérogation à l'article 1 er de
l'Édit de 1685.
3° Que les mariages
des Juifs continueront à être célébrés
comme par le passé suivant les rites et usages judaïques...
4° Qu'aucun Juif ne pourra exercer la
faculté du divorce que s'il se présente cependant
quelque cas grave...
5° et 6° L'anneau
qui répond aux fiançailles des Chrétiens, ne
pourra être donné qu'en présence des père
et mère tuteurs ou curateurs et qu'en présence de trois
témoins pris dans la classe des contribuables aux
impositions...
7° Les déclarations
de l'état civil seront faites par-devant le premier officier
de la justice des lieux.
8° et 9°
Seront tenus les époux et les épouses de se présenter
en personne et avec deux témoins qui auront assisté à
la célébration du mariage devant le Juge royal ou
seigneurial du ressort de leur domicile, auxquels ils feront leur
déclaration de mariage... Les mineurs devront se présenter
devant les juges pour ces formalités de mariage en présence
de leurs parents, tuteurs ou curateurs.
10°
Le régime matrimonial et ses successions seront réglés
selon les lois du royaume ou le statut personnel.
11° et 12° Les Juifs pourront exercer tous les arts et
métiers sans exception : ... Ils pourront être
apothicaires, chirurgiens, médecins, accoucheur ...s
13° Les Juifs pourront acquérir et posséder des
fonds de terre et des maisons dans tout le Royaume, pays, Terres et
seigneuries de l'obéissance de Sa Majesté, comme dans
la Province de Guyenne...
14° Les Juifs pourront
disposer comme par le passé de leurs biens et les legs et
donations qui pourraient leur être faits par des Chrétiens
seront bons et valables.
15°
Les structures de la Communauté seront maintenues. Leurs
enfants pourront être admis dans les collèges publics
pour y faire leurs études de même qu'aux universités
pour y prendre les grades de Docteurs en médecine.
16° et 17° Comme il est juste que ceux qui contribuent aux
progrès du commerce soient admis aux assemblées qui en
dirigent les principales opérations, les Juifs seront appelés
aux assemblées des chambres de commerce établies dans
le royaume... Comme il est juste aussi que ceux qui contribuent aux
charges d'une ville y soient considérés comme les
autres, les Juifs devront être appelés aux assemblées
de ville ainsi que les autres citoyens.
18°
Pas un Juif ou Juive ne pourra s'établir dans le royaume, ni
d'une ville dans une autre sans être reconnu... par l'assemblée
de la nation...
19° Les Juifs paieront la
Capitation et autres impositions royales ainsi que celles qu'ils
s'imposent eux-mêmes pour le soulagement de leurs pauvres dans
leurs corporations respectives.
20°
Les Syndics et adjoints de la nation feront l'office de Juges
conciliateurs dans tous les différents qui s'élèveront
entre Juifs, tant en matière civile que pour fait d'injures...
Les
Juifs de Bordeaux, dans leur Mémoire pour la Nation Juive
portugaise, répondent aux douze questions posées par
Malesherbes.. La treizième et dernière question donne,
en vingt autres réponses les vues des Syndics de la Nation
Juive sur le genre de constitution que les Juifs désirent
particulièrement avoir en France: conserver l'organisation
corporative, ou communautaire, avec ses us et coutumes, et obtenir
l'égalité avec les autres Français. (Texte
recopié de Juifs de France de Richard Ayoun, ed: l'Harmattan)