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Nancy, 22 Avril 1790.
MONSEIGNEUR,
ON fait circuler avec
profusion, dans cette Ville et dans la Province , un Imprimé
intitulé Opinion de M. l'Evêque de Nancy sur
l'admissibilité des Juifs, etc. J'ignore quel peut être
le motif de réimprimer, au mois d'avril, opinion que vous
avez manifestée , Monseigneur, à la Séance du 24
décembre dernier , qui a été publiée par
tous les papiers publics, et qui depuis aura vraisemblablement changé
, d'après le Décret rendu en faveur des Juifs
Portugais. Je ne puis pas me persuader que vous cherchez , au moment
où peut-être la question des Juifs doit être
discutée et décidée en leur faveur, à
vous justifier envers vos Commettans qui, par l'article XVI du
Cahier, vous avaient chargé de demander le renouvellement des
Lois rendues par les Souverains de la Lorraine; votre justification
se trouvait suffisamment établie parla Séance du 24
décembre. Au surplus, Monseigneur, n'est-il pas passible, même
présumable, que vos Commettans , lorsqu'ils ont, fait leurs
Cahiers , ne comptaient guètes sur la Révolution
actuelle, et qu'ayant acquis; pour eux-mêmes cette précieuse
liberté , ils auraient également acquis l'esprit de
cette liberté, pour ne plus vouloir voir sous leurs yeux des
hommes (quoique Juifs) , courbés sous des anciennes Lois
despotiques et barbares? Enfin, comme il ne m'appartient pas de
scruter le motif de la réimpression de votre Opinion, et que
cependant je redoute l'effet qu'elle peut faire dans l'esprit de ceux
qui croiront, que cette Opinion est encore la vôtre en ce
moment ;permettez-moi , Monseigneur , de vous adresser la présente
, que je ferai également imprimer, pour combattre l'opinion de
M. l'Évêque de Nancy, du 24 décembre , et qui
n'est plus la vôtre aujourd'hui ; du moins j'aime à me
le persuader.
Avant d'entrer en aucun, détail
sur la question de l'admissibilité des Juifs, permettez-moi,
Monseigneur de vous témoigner mes très-sincères
et très-respectueux remerciements, de la distinction favorable
que vous avez daigné faire de ma personne ; cette marque de
votre bienveillance a mon égard me rend confus., et je ne puis
l'attribuer qu'à l'excès de vos bontés, dont
vous lavez cessé de me combler. J'aime me persuader que , si
j'ai eu le bonheur de mériter en particulier votre estime,
moi, qui jusqu'ici n'ai osé prendre le titre d'homme , qui ,
né entre l'humiliation et la persécution, ne suis
exercé ni à la langue Nationale, ni au langage de la
Liberté, combien mes successeurs ; décorés du
titre d'hommes, recevant l'éducation Nationale, ne
mériteront-ils pas d'estime de votre part, et de la part de
ceux qui, comme vous, sauront apprécier les vertus de chaque,
individu ! C'est dans cette douce espérance que je vais
réfuter les obstacles qui paraissent sortir de votre Opinion
du 24. décembre.
Vous n'ignorez
pas, Monseigneur, qu'au mois de mai 1789, le ROI qui, par ses vertus
et bontés paternelles, a préparé, à tant
d'égards, le bonheur des Français; qui, déjà
en 1784, a aboli les droits corporels qui existaient alors à
notre égard, en déclarant par son Édit, "
qu'il répugnait à ses sentiments de laisser subsister
une taxe aussi humiliante sur aucun de ses sujets" ; nous a
autorisés à faire des assemblées dans chacune
des trois Provinces de Lorraine, d'Évêchés et
Alsace, afin de dresser nos Cahiers de voeux et doléances, et
de les présenter ensuite à M. le Garde-des-Sceaux, pour
y être statué. Nous nous sommes assemblés en
vertu de cette: autorisation et avons formé, dans chacune
desdites Provinces , notre cahier, selon la localité et les
besoins de chacune desdites Provinces. Trop heureux alors , d'oser
porter nos voeux aux pieds du trône; nous n'étendions
pas nos vues à former des demandes d'une liberté
absolue qui , à bien des égards, n'était pas
encore accordée aux autres Français; mais nous nous
bornâmes à, demander de sortir de l'esclavage dans
lequel on nous tenait particulièrement, et de conserver les
faibles privilèges dont nous jouissions. Arrivés à
Paris au mois d'août dernier, nous apprîmes avec bien de
la joie, que le premier article de la Constitution émanée
de la sagesse de l'Assemblée Nationale, établissait les
Droits de l'Homme, en déclarant que tous les hommes naissent
égaux et libres. Nous trouvâmes alors non-seulement
notre mission inutile, mais nous jugeâmes que ce Décret
, base du bonheur des Français , nous accordait des droits
bien au-delà de ce que nous étions chargés de
solliciter et de demander par nos Cahiers ; cependant de longues
expériences ne nous ont que trop souvent appris
malheureusement, que tout ce qui pourrait par une suite de temps ,
être assujéti à une interprétation
quelconque , pourrait rencontrer des difficultés à
l'égard des Juifs; nous décidâmes que, sans nous
arrêter à nos Cahiers. primaires; nous réunirions
nos demandes à la demande générale , d'obtenir
les Droits et le Titre de Citoyen, ce qui a donné lieu à
l'Adresse que nous eûmes l'honneur de présenter à
l'Assemblée Nationale , le 26 août dernier. Admis
ensuite à la Barre, où j'ai eu l'honneur de prononcer
un petit Discours , M. le Président , au nom de l'Assemblée,
nous faisait entrevoir notre bonheur très-prochain, et nous
autorisa à en informer provisoirement nos Commettans. Qui
aurait dit alors qu'au mois d'avril 1790, les Juifs porteraient
encore les fers de l'esclavage?
Les 23 et 24
Décembre dernier , la discussion relative à
l'éligibilité des Juifs s'est ouverte, et c'est à
cette époque seulement que nous avons eu la triste conviction,
que nos craintes n'étaient que trop fondées, et que
malgré le siècle de la philosophie, malgré la
réunion de toutes les lumières et de la sagesse de la
Nation , dans une seule Assemblée , il se trouvait encore dans
cette même auguste Assemblée des honorables Membres ,
tels que vous , Monseigneur , qui nous disputaient les droits que
nous réclamions à de si justes titres. C'est à
cette Séance que vous avez fait valoir et vos lumières
et votre éloquence, par l'Opinion que vous avez manifestée
à notre égard; Opinion qui vient d'être
réimprimée et que j'ai en ce moment sous mes yeux, dans
laquelle vous dites que, " puisque le Peuple Juif transporte
partout avec lui sans altération sa religion, ses lois, ses
moeurs et ses préjugés, qu'au sein des États qui
ont recueilli les membres errants de ce Peuple dispersé , on
le voit constamment un peuple particulier et distinct ; qu'il a sa
Constitution, ses Lois ,ses Rabbins et ses Chefs pour l'ordre Civil
et Religieux. Ainsi dites-vous , monseigneur , il faut donc assurer à
chaque individu juif , la liberté , la sûreté
de sa personne , la jouissance de sa propriété , mais
rien de plus , la France doit seulement à ce Juif Étranger
hospitalité, protection et sûreté. "
Réfléchissez. Monseigneur, combien vous êtes en
contradiction avec vous-même; vous posez pour base , que parce
que les juifs sont un Peuple distinct , qui ont leurs Chefs pour
l'ordre Civil et Religieux, ils ne peuvent pas être confondus
avec les Français , et vous concluez à dissoudre cet
ensemble , à abolir cette constitution , ces lois
particulières , pour accorder seulement à l'individu
Juif , la liberté , &c. ensuite, vous accordez à
ce même individu de la protection ; comment la liberté
peut-elle figurer à côté de la protection, dans
la bouche d'un Législateur qui a coopéré à
consacrer le droit de l'homme ? Ensuite vous dites, Monseigneur , que
parce que le Juif ne peut pas faire la guerre offensivement, le jour
du Sabat, que parce qu'il ne peut pas travailler à aucune
profession d'arts ou métiers le jour du Sabat , il ne doit pas
être Citoyen Français; et ne peut pas travailler de
concurrence avec l'ouvrier Chrétien: quelle singulière
logique, que parce que un jour de la semaine le juif ne petit pas
travailler, ni attaquer l'ennemi, il faut le condamner pendant les
six autres à avoir les bras croisés! n'est-ce pas à
peu-près dire, que parce, qu'il faut couper, par accident, un
doigt de la main, il faut couper la main entière? Mais
rappelez-vous donc. Monseigneur, que tous les Citoyens Français
ne sont pas Militaires ; vous-même, Monseigneur, vous
remplissez sûrement tous les devoirs du Citoyen, cependant vous
ne portez pas les armes; quant à la concurrence entre
l'ouvrier Chrétien et l'ouvrier Juif, confiez quelque chose à
l'intelligence , à l'activité du Juif, qui saura bien
récupérer les pertes du temps de la célébration
des Fêtes, par une grande assiduité au travail , et même
par la privation des moments de repos; au reste, si vous accordez au
juif des moyens de pouvoir travailler et gagner sa vie , comme tous
les autres Citoyens , vous remplissez la tâche du Législateur;
si ensuite ce Juif, soit par sa religion, soit même, si vous le
voulez , par ses préjugés, ne profite pas de cette
Faveur, que vous importe, vous n'avez pas moins rempli envers cet
homme, ce que le devoir en qualité d'homme législateur
vous prescrivait; et dans votre hypothèse même, que
l'ouvrier Juif ne pourrait pas parvenir à vendre aussi bon
marché que l'ouvrier Chrétien ; vous laisserez au moins
à cet ouvrier ou journalier Juif, le moyen de gagner son pain
journalier pendant les cinq jours de la semaine. Vous posez les mêmes
principes sur l'impossibilité qu'un Juif puisse remplir aucune
magistrature, aucun emploi civil et charge municipale, à cause
du jour du Sabat, où il serait un homme nul pour la société
; avouez-moi, Monseigneur , que si la Religion. Catholique était
ponctuellement suivie au texte de l'Évangile vous consacreriez
le jour de Dimanche aux actes de pure dévotion, et qu'à
moins d'une affaire très-urgente et indispensable, vous ne
devriez vous occuper que de célébrer la Fête et
le repos pour la commémoration de la création du monde.
Si donc vous n'aviez pas eu la facilité de changer cette
première institution , vous auriez été forcé
de laisser toute la France sans Magistrats, sans Municipalités
, par 1a raison que ces hommes étant nuls pour joutes les
fonctions le jour de Dimanche, ils doivent également l'être
pour les six autres jours, Réfléchissez je vous
supplie, et prononcez.
Vous dites plus,
Monseigneur, que si le Juif est fidel à sa loi , il ne pourra
exercer utilement, pour la société , ni la Médecine,
ni la Chirurgie, &c. puisque le jour du Sabat le malade
attendrait en vain son secours; mais, Monseigneur , des faits
innombrables désavouent votre assertion; l'état d'un
Médecin étant le seul qui était libre , et qu'en
conséquence le Juif pouvait exercer , nous a procuré
les Médecins les plus célèbres, et les plus
accrédités par leur talents; je pourrais vous citer
plusieurs Princes , même plusieurs Électeurs , qui n'ont
jamais eu que des Médecins; Juifs attachés à
leur personne ; l'Électeur de Cologne, CLÉMENT-AUGUSTE
n'a pas été vingt-quatre heures sans voir son Médecin
Juif, qui encore aujourd'hui est le plus célèbre
Médecin en Allemagne. A Hanovre, un Médecin Juif a
obtenu le prix dans l'Académie de Paris, il y a environ quatre
ans, ce qui prouve bien que les Juifs, Médecins, ne laissent
pas souffrir leurs malades pendant le jour du Sabat.
A Metz , il y a deux Médecins très-accrédités
qui ne se bornent pas à soigner les Juifs, mais qui sortent de
leurs quartiers pour saigner des Chrétiens. Ils ne croyent pas
violer le Sabat, en voyant leurs malades, et ils ne passent pas un
jour de la semaine sans leur donner leurs soins; on est à
portée de vérifier ce fait. Au surplus, Monseigneur,
comment est-il possible qu'un Prélat, un Ministre de l'Église
Catholique puisse croire que la Religion Juive, dont il ne peut et ne
doit douter que les principes sont émanés de la
divinité, peut être assez cruelle et assez barbare pour
défendre de ne point secourir un homme pendant le jour du
Sabat ? Non, Monseigneur, de pareilles défenses ne peuvent
partir de la divinité ; et je ne cesserai de le répéter
, que le Juif le plus scrupuleux , le plus superstitieux ne balancera
pas de faire tout, le jour du Sabat, lorsqu'il croira seulement
pouvoir ménager la vie d'un homme pendant quelques heures. Je
ne relèverai pas l'obstacle que vous paraissez trouver en ce
que le Juif ne mange pas à la table des Chrétiens ;
c'est sans contredit une grande privation pour le Juif qui est
fidelle à sa loi ; mais je ne vois pas pour cela que le Juif
cordonnier ne puisse pas faire les souliers d'un Chrétien..
Ensuite vous observez, Monseigneur, que « ce n'est pas sans
doute une petite chose que de terminer avec justesse quelle sera dans
la nouvelle combinaison sociale , la place et la police d'une Tribu
de plus de cinquante mille âmes, pour qui nos lois générales
ne peuvent jamais être que des lois secondaires, &c.
Mais, Monseigneur , l'Assemblée Nationale n'a-t-elle pas
décrété, que nul ne doit être inquiété
pour ses opinions religieuses ? Si la France ne devoir renfermer dans
son sein que des Catholiques, elle n'aurait sûrement pas fait
ce Décret.; voilà donc les Juifs rassurés sur la
profession de leur Loi religieuse; quant à la Loi civile ,
celle de la Nation sera la nôtre , nous nous y sommes soumis
très-expressément dans la pétition des Juifs,
que nous avons eu l'honneur de mettre sous les yeux de l'Auguste
Assemblée. Vous voyez donc, Monseigneur, que la loi Générale
et Nationale, pour la partie Civile ne sera pas secondaire pour les
Juifs mais bien la leur, et que ce ne sera que la loi Religieuse que
le Juifs continueront de conserver pour eux en particulier.
Vous prétendez ensuite., Monseigneur, que les Députés
à l'Assemblée Nationale n'ont ni mandats, ni pouvoirs
des Provinces , pour admettre les Juifs, &c. ; mais, Monseigneur
, aviez vous des mandats et pouvoirs de vos Commettans pour la
plupart des Décrets de l'Assemblée Nationale?
Permettez-moi de le répéter , vos Commettans d'alors ne
sont plus ceux d'aujourd'hui, puisqu'ils sont devenus libres; ils ne
pensent plus de même qu'alors, puisqu'ils ont appris à
apprécier la liberté; et comme vous avec coopéré
à tant de Décrets, pour lesquels vous n'aviez ni
mandats , ni pouvoirs, pourquoi voudriez - vous que le cahiers de vos
Commettans ne fût impératif que pour les Juifs? Eh ! ne
sont ils donc pas des hommes?
Ensuite vous vous
arrêtez, Monseigneur , à des considérations
morales et locales qui doivent empêcher l'admission des Juifs.
Comme le préjugé du peuple contre les Juifs, les
explosions violentes qui ont eu lieu en Alsace et à Nancy,
lesquelles explosions vous déclarez avec l'équité
qui vous est si naturelle , avoir été faites avec
autant d'injustice que de cruauté ; et cependant vous en tirez
la conséquente , que si les Juifs étaient admis au rang
des Citoyens, il pourrait arriver de nouvelles explosions.
désastreuses ; enfin vous vouliez répéter ce
qu'un autre Membre de l'auguste Assemblée a dit, que le Décret
qui accordera aux Juifs le droit de Citoyen sera le Décret de
leur mort. II me semble, Monseigneur , que vos craintes ne sont pas
fondées; et nous aimons encore en ce moment à nous
persuader que la haine du peuple contre les Juifs , les insurrections
dernières qui ont eu lieu, n'ont pour cause d'un côté
que l'état d'avilissement où le Juif a paru être
aux yeux du peuple, qui se croyait en conséquence autorisé
à tout entreprendre contre les Juifs ; et d'un autre côté,
le moment d'anarchie qui a frappé tout à la fois tous
ceux qui n'étaient pas de la classe du peuple; mais
qu'aussitôt que le tout sera rentré dans l'ordre social,
qu'aussitôt que les Juifs seront reconnus être des
hommes, cette haine populaire cessera; le motif qui les excitait
n'existant plus.
Vous l'avez dit vous-même
, Monseigneur, que les griefs dont an accusait les Juifs de Nancy
lors de la dernière émeute du mois de mars 1789 ,
étaient de trop s'étendre dans 1a Province, d'acquérir
des maisons, des terres et des privilèges que les anciennes
lois ne leur donnaient pas ; mais les Juifs déclarés
Citoyens, remplissant les devoirs du Citoyen, les maisons, les terres
des Juifs seront toujours des biens appartenant à un Citoyen
qui supporte les charges de tout Citoyen, et ne fera plus naître
l'idée de trouver étrange de voir des Juifs
propriétaires, puisque ce sera la propriété d'un
Citoyen; au reste, Monseigneur, nous sommes si persuadés de
l'aveugle confiance de tout le peuple français dans les
Décrets de l'Assemblée Nationale, que nous ne doutons,
nullement de l'effet de celui qui sera en notre faveur. Mais au
contraire, si nous n'obtenons pas bientôt ce Décret ,
nous craignons que le Peuple voyant les Juifs exclus du droit de
l'homme , il ne se permette des excès de violence contre nous,
nous croyant des êtres méprisables , au point de ne
mériter aucun égard de la part de ses Représentants.
Il nous croira faits pour servir de jouet à ses caprices.
Il est donc bien plus nécessaire que l'Assemblée
Nationale se hâte à décréter ce que la.
justice et le droit de l'homme ne peut nous refuser, que de suivre le
conseil que vous donnez de retarder ce Décret, parce que la
prudence consiste a prévoir les malheurs passibles , et la
sagesse à les prévenir ; l'un et l'autre sont faits
depuis longtemps. Le Décret qui a prononcé en faveur
des Juifs Portugais, a dû assez préparer l'esprit des
autres provinces à voir dans la personne du Juif un homme.
L'établissement des Municipalités dans tout le royaume,
et la responsabilité même des Municipalités à
faire fidellement exécuter les Décrets et la loi
constitutionnelle, est un autre garant pour les Juifs ;que le Décret
qui prononcera en leur faveur ne rencontrera aucun obstacle ni
empêchement; et que si, contre toute attente , il restait
encore quelque individu imbu des anciens préjugés ,
reste d'un fanatisme enrouillé , quelques esprits rebels qui
oseraient se soulever contre les Juifs, il 'est pas à douter
que bientôt , ainsi qu'à Bordeaux, la saine partie des
habitants, la Municipalité même, dépositaire de
la force de la Loi , fera rentrer bien vite les égarés
sous l'étendard de la raison et de la justice. Au surplus ,
Monseigneur, sans doute il est de la sagesse de l'Assemblée
Nationale de prévenir les malheurs ; mais si les personnes qui
sont menacées d'essuyer ces malheurs ont assez de courage pour
les braver, si des hommes las de vivre dans l'humiliation et dans la
persécution la plus atroce, préféraient de
mourir avec le titre sacré d'hommes, à se voir,
journellement traiter comme de vils troupeaux ; il me semble qu'alors
l'Assemblée Nationale ne pourrait plus refuser de
prononcer.
Eh bien ! Monseigneur, recevez cet
aveu de ma part, et au nom de tous mes Commettans, que nous sommes si
jaloux de porter le nom glorieux de Citoyen Français, non pas
tant pour jouir des droits qui y sont arrachés, que pour en
remplir les devoirs , que nous exposerons, sans murmurer, notre vie
pour l'obtenir ; et pourquoi ne le ferions-nous pas? nous ne suivrons
que l'exemple de nos augustes Législateurs ; au travers de
combien d'orages et de périls, n'ont-ils pas su débarrasser
tous les Français de la servitude? Qui d'entre les Français,
aujourd'hui , s'il s'agissait d'exposer sa vie pour maintenir la
liberté que l'Auguste Assemblée a eu le courage de leur
procurer à travers des obstacles les plus impérieux,
demanderait à y réfléchir? Je vous le répète
donc, Monseigneur , avec cette fermeté mâle dont nous
nous sentons émus, que nous préférons mille fois
la mort, à l'état d'avilissement et d'opprobre dont
nous étions jusqu'à présent couverts.
Mais, pourquoi ces terreurs paniques? pourquoi craindre des excès
criminels de la part des Français qui en sont incapables? Nous
aimons à nous persuader, qu'aussitôt le Décret de
l'Assemblée Nationale rendu en notre faveur, on jettera un
voile sur tous les temps passés, et on ne mettra plus en doute
que le Juif fait comme tous les autres hommes,doué de toutes
les facultés intellectuelles des autres hommes, rendu à
lui-même , et réintégré dans les droits de
l'homme, sera susceptible de remplir également les devoirs de
l'homme ; que partout où ce peuple induit en erreur aura vu le
Juif son esclave, avec l'oeil du mépris, il verra un Citoyen
fidelle avec l'œil de la fraternité ; et par contre , où
le Juif aura vu un Français son persécuteur, il verra
son Concitoyen, son Frère , qui ne différera de lui que
par l'opinion religieuse. Cette différence n'influe pas sur le
sort des autres non-Catholiques, pourquoi influerait-elle sur celui
des Juifs ? (Nous venons d'avoir sous nos yeux un
exemple bien frappants, pour prouver ce que j'avance : des Prêtres
Catholiques et des Ministres Luthériens viennent de se réunir
à Strasbourg aux Ministres Calvinistes, pour la cérémonie
de l'inauguration d'un Temple destiné a ces derniers.)
N'en doutons pas, Monseigneur, les Français ne tenteront
jamais des excès violents contre le voeu d'un Décret de
l'Assemblée Nationale; ils ne se rappelleront avec horreur
tant de scènes d'injustice et de cruauté , que
pour s'occuper à l'avenir du plaisir de rencontrer partout des
Frères et des Concitoyens: que ce qui vient de se passer à
Bordeaux soit un sûr garant de ce qui se passera dans les
autres lieux de la France que les Juifs habitent; les habitants des
anciennes Provinces des Évêchés de la Lorraine et
de l'Alsace, ne seront pas moins bons Français, ne seront pas
mains fidelles au Décret de leurs augustes Législateurs,
que les habitants de Bordeaux ; ils se familiariseront à voir
les Juifs avec l'œil de fraternité, lorsque surtout ces
derniers chercheront toutes les occasions de faire éclater les
vertus qu'ils pratiquaient secrètement, lorsqu'ils pourront
étendre la charité qui leur est si particulièrement
recommandée pour tous leurs frères, et qui se trouvait
jusqu'ici concentrée parmi eux seuls, tandis qu'alors ils
trouveront par-tout des frères. Oui, Monseigneur, les Français
du nord, ainsi que les Bordelais, béniront , de concert avec
les Protestants et les Juifs devenus Français, l'heureuse
révolution qui, en rendant l'homme libre , les soumet
généralement à la Loi constitutionnelle qu'ils
ont faite et acceptée eux-mêmes , pour consolider à
jamais leur bonheur.
Il me semble, Monseigneur,
que vous serez suffisamment convaincu, que votre opinion du 24
Décembre ne peut plus être admise, d'après tout
ce que j'ai eu l'honneur de vous observer ; et que , malgré
mon peu de moyen d'écrire dans une langue que je n'ai jamais
apprise, vous ne me condamnerez pas de n'avoir pas employé
d'autre plume plus au fait, et par conséquent plus éloquente;
pour vous convaincre; j'ai cru qu'il était bien mieux de
n'employer que mon jargon pour vous
faire lire dans mon cœur,
où vous trouverez toujours gravée la vénération
la plus profonde pour votre Personne.
Si
cependant, contre mon attente, vous persistiez encore dans vos
sentiments, que le juif ne peut pas être confondu parmi les
Français , pour jouir comme eux de tous les droits; convaincu
comme je le suis, que vous ne cherchez pas en ce moment à
couvrir sous le masque de la philosophie, ce qui, dans d'autres
siècles a été couvert sous le masque de la
Religion, et que bien loin de rendre l'état du juif plus dur
encore , (ce qui à la vérité , serait bien
difficile ) , vous cherchez à le soulager, je vais vous faire
une nouvelle proposition, et vais mettre les intérêts de
mes Commettans entre vos mains, pour que vous puissiez , si vous le
jugez à propos, en faire la proposition à l'Auguste
Assemblée.
Il paraît indubitable ,
qu'après que l'Assemblée Nationale a décrété
les droits imprescriptibles de l'homme , sans distinguer l'homme
chrétien , et l'homme Juif; après que l'Assemblée
Nationale a décrété que les Juifs Portugais ,
Avignonais , &c. sont compris dans le Décret du droit de
l'homme , elle ne peut sans une contradiction
formelle , décréter
le contraire pour les Juifs habitant les autres parties du Royaume; à
moins que ces mêmes Juifs ne sollicitent eux-mêmes
l'exclusion. Eh bien , Monseigneur, j'y consens , sous la condition
très-expresse ci-après détaillée, et je
me porte fort pour tous les Juifs habitant les ci-devant provinces de
Lorraine , Alsace et Évêchés , de les faire
agréer et souscrire ce sacrifice, à charge que
l'Assemblée Nationale voudra bien décréter:
Qu'eut égard à l'abandon volontaire du droit de
l'éligibilité que les Juifs habitant les Provinces de
Lorraine, d'Alsace et des Évêchés veulent faire,
droit qui leur était acquis par le Décret du 20 Août
, concernant les droits de l'homme; l'Assemblée Nationale
décrète et déclare, que les Juifs jouiront dans
tout le Royaume de la France; de tous les droits des autres Français
, sans aucune réserve ni distinction quelconque, que celle de
l'éligibilité pour les places de Municipalité et
Magistrature ; et pour compenser l'exclusion du droit de
l'Eligibilité, l'Assemblée Nationale permet et autorise
les Juifs habitant les ci-devant Provinces de Lorraine , Évêchés
et Alsace , de rester en Communauté particulière,
d'avoir entre eux et à leur charge, des Rabbins et Chefs, tant
pour l'ordre civil que religieux , que ces Rabbins et Chefs seront
munis des Lettres-Patentes du Roi, pour que toute contestation de
Juif à Juif soit faite et jugée par les-dits Rabbins et
Chefs, selon leurs formes et usages; et que tout jugement qui
interviendra ait force d'exécution , sauf l'appel au Tribunal
supérieur du Département; à l'effet de quoi il
sera déposé dans chacun des Greffes- principaux des
Départements, une traduction fidelle, certifiée par les
Rabbins et Chefs desdits Juifs, de leurs Lois et Usages civils, afin
d'y avoir recours au cas échéant.
Ce n'est qu'à cette condition , Monseigneur, que nous ferons
le sacrifice du droit qui nous est dû en qualité
d'hommes,
Mais si nous ne devons plus rester en
Commumauté, si nous devons ,faire le sacrifice de nos Lois
civiles , pour être régis selon la Loi nationale; si
enfin, la révolution si heureuse pour tous les Français
ne faisait qu'augmenter nos malheurs nous préférerons
mille fois la mort à y souscrire; nous obéirons , mais
nous persisterons à réclamer de la justice de
l'Assemblée Nationale , la plénitude du droit de
l'homme.
Je suis avec un très-profond
respect
MONSEIGNEUR,
Votre très-humble et très
obéissant Serviteur,
BERR-ISAAC-BERR,
Pensionnaire
de MONSIEUR
Frère du ROI.
Source : BNF-Gallica