DISCOURS
SUR L'ORGANISATION DES CULTES.

15 germinal An X

                        CITOYENS LÉGISLATEURS ,
    Depuis longtemps le gouvernement s'occupait des moyens de rétablir la paix religieuse en France. J'ai l'honneur de vous présenter l'important résultat de ses opérations, et de mettre sous vos yeux les circonstances et les principes qui les ont dirigées.
    Le catholicisme avait toujours été, parmi nous, la religion dominante ; depuis plus d'un siècle, son culte était le seul dont l'exercice public .fût autorisé ; les institutions civiles et politiques étaient intimement liées avec les institutions religieuses; le clergé était le premier ordre de l'État; il possédait de grands biens, il jouissait d'un grand crédit, il exerçait un grand pouvoir.
    Cet ordre de choses a disparu avec la révolution.
    Alors la liberté de conscience fut proclamée, les propriétés du clergé furent mises à la disposition de la nation : on s'engagea seulement à fournir aux dépenses du culte catholique et à salarier ses ministres.
    On entreprit bientôt de donner une nouvelle forme à la police ecclésiastique.
    Le nouveau régime avait à lutter contre les institutions anciennes.
    L'Assemblée Constituante voulut s'assurer, par serment, de la fidélité des ecclésiastiques dont elle changeait la situation et l'état. La formule de ce serment fut tracée par les articles 21 et 38 du titre 2 de la constitution civile du clergé, décrétée le 12 juillet 1790, et proclamée le 24 août suivant.
    II est plus aisé de rédiger des lois que de gagner les esprits et de changer les opinions. La plupart des ecclésiastiques refusèrent le serment ordonné, et ils furent remplacés dans leurs fonctions par d'autres ministres.
    Les prêtres français se trouvèrent ainsi divisés en deux; classes; celle des assermentés, et celle des non-assermentés. Les fidèles se divisèrent d'opinion comme les ministres. L'opposition qui existait entre les divers intérêts politiques rendit plus vive celle qui existait entre les divers intérêts religieux. Les esprits s'aigrirent; les dissensions théologiques prirent un caractère qui inspira de justes alarmes à la politique.
    Quand on vit l'autorité préoccupée de ce qui se passait, on chercha à la tromper ou à la surprendre.
    Tous les partis s'accusèrent réciproquement.
    La législation qui sortit de cet état de fermentation et de trouble est assez connue.
    Je ne la retracerai pas; je me borne à dire qu'elle varia selon les circonstances, et qu'elle suivit le cours des événements publics.
    Au milieu de ces événements, les consciences étaient toujours plus ou moins froissées. On sait que le désordre était à son comble, lorsque le 18 brumaire vint subitement placer la France sous un meilleur génie.
    A cette époque, les affaires de la religion fixèrent la sollicitude du sage, du héros qui avait été appelé par la confiance nationale au gouvernement de l'État, et qui, dans ses brillantes campagnes d'Italie, dans ses importantes négociations avec les divers cabinets de l'Europe, et dans ses glorieuses expéditions d'outre-mer, avait acquis une grande connaissance des choses et des hommes.
    Une première question se présentait ; la religion en général est-elle nécessaire aux corps de nation? est-elle nécessaire aux hommes?
    Nous naissons dans des sociétés formées et vieillies ; nous y trouvons un gouvernement, des institutions, des lois, des habitudes, des maximes reçues : nous ne daignons pas nous enquérir jusqu'à quel point ces diverses choses se tiennent entre elles; nous ne demandons pas dans quel ordre elles sont établies ; nous ignorons l'influence successive qu'elles ont eue sur notre civilisation, et qu'elles conservent sur les mœurs publiques et sur l'esprit général. Trop confiants dans nos lumières acquises, fiers de l'état de perfection où nous sommes arrivés, nous imaginons que, sans aucun danger pour le bonheur commun, nous pourrions désormais renoncer à tout ce que nous appelons préjugés antiques, et nous séparer brusquement de tout ce qui nous a civilisés. De la, l'indifférence de notre siècle pour les institutions religieuses, et pour tout ce qui ne tient pas aux sciences et aux arts, aux moyens d'industrie et de commerce qui ont été si heureusement développés de nos jours, et aux objets d'économie politique, sur lesquels nous paraissons fonder exclusivement la prospérité des États.
    Je m'empresserai toujours de rendre hommage à nos découvertes, à notre instruction, à la philosophie de nos temps modernes.
    Mais, quels que soient nos avantages, quel que soit le perfectionnement de notre espèce, les bons esprits sont forcés de convenir qu'aucune société ne pourrait subsister sans morale, et que l'on ne peut encore se passer de magistrats et de lois.
    Or, l'utilité ou la nécessité de la religion ne dérive-t-elle pas de la nécessité même d'avoir une morale? L'idée d'un législateur n'est-elle pas aussi essentielle au monde intelligent, que l'est au monde physique celle d'un Dieu créateur et premier moteur de toutes les causes secondes? L'athée, qui ne reconnaît aucun dessein dans l'univers, et qui semble n'user de son intelligence que pour tout abandonner à une fatalité aveugle, peut-il utilement prêcher la règle des mœurs, en desséchant par ses désolantes opinions la source de toute moralité?
    Pourquoi existe-t-il des magistrats? pourquoi existe-t-il des lois? pourquoi ces lois annoncent-elles des récompenses et des peines? C'est que les hommes ne suivent pas uniquement leur raison , c'est qu'ils sont naturellement disposés à espérer et a craindre, et que les instituteurs des nations ont cru devoir mettre cette disposition à profit pour les conduire au bonheur et à la vertu. Comment donc la religion, qui fait de si grandes promesses et de si grandes menaces, ne serait-elle pas utile à la société?
    Les lois et la morale ne sauraient suffire.
    Les lois ne règlent que certaines actions ; la religion les embrasse toutes. Les lois n'arrêtent que le bras ; la religion règle le cœur. Les lois ne sont relatives qu'au citoyen; la religion s'empare de l'homme.
    Quant à la morale, que serait-elle si elle demeurait léguée dans la haute région des sciences, et si les institutions religieuses ne l'en faisaient pas descendre pour la rendre sensible au peuple?
    La morale sans préceptes positifs laisserait la raison sans règle, la morale sans dogmes religieux ne serait qu'une justice sans tribunaux.
    Quand nous parlons de la force des lois, savons-nous bien quel est le principe de cette force? Il réside moins dans la bonté des lois que dans leur puissance. Leur bonté seule serait toujours plus ou moins un objet de controverse Sans doute une loi est plus durable et mieux accueillie quand elle est bonne : mais son principal mérite est d'être loi, c'est-à-dire, son principal mérite est d'être, non un raisonnement, mais une décision; non une simple thèse, mais un fait. Conséquemment une morale religieuse, qui se résout en commandements formels, a nécessairement une force qu'aucune morale purement philosophique ne saurait avoir. La multitude est plus frappée de ce qu'on lui ordonne que de ce qu'on lui prouve. Les hommes, en général, ont besoin d'être fixés ; il leur faut des maximes plutôt que des démonstrations.
    La diversités des religions positives ne saurait être présentée comme un obstacle à ce que la vraie morale, à ce que la morale naturelle puisse jamais devenir universelle sur la terre. Si les diverses religions positives ne se ressemblent pas, si elles diffèrent dans leur culte extérieur et dans leurs dogmes, il est du moins certain que les principaux articles de la morale naturelle constituent le fond de toutes les religions positives. Par là, les maximes et les vertus les plus nécessaires à la conservation de l'ordre social, sont partout sous ia sauvegarde des sentiments religieux et de la conscience. Elles acquièrent ainsi un caractère d'énergie, de fixité et de certitude, qu'elles ne pourraient tenir de la science des hommes.
    Un des grands avantages des religions positives est encore de lier la morale à des rites, à des cérémonies, à des pratiques qui en deviennent l'appui. Car n'allons pas croire que l'on puisse conduire les hommes avec des abstractions ou des maximes froidement calculées. La morale n'est pas une science spéculative; elle ne consiste pas uniquement dans l'art de bien penser, mais dans celui de bien faire. Il est moins question de connaître que d'agir ; or les bonnes actions ne peuvent être préparées et garanties que par les bonnes habitudes. C'est en pratiquant des choses qui mènent a la vertu ou qui du moins en rappellent l'idée, qu'on apprend à aimer et à pratiquer la vertu même.
    Sans doute il n'est pas plus vrai de dire, dans l'ordre religieux, que les rites et les cérémonies sont la vertu, qu'il ne le serait de dire, dans l'ordre civil, que les formes judiciaires sont la justice; mais comme dans l'ordre politique la justice ne peut être garantie que par des formes réglées qui préviennent l'arbitraire, dans l'ordre moral la vertu ne peu être assurée que par l'usage et la sainteté de certaines pratiques qui préviennent la négligence et l'oubli.
    La vraie philosophie respecte les formes autant que l'orgueil les dédaigne. Il faut une discipline pour la conduite, comme il faut un ordre pour les idées. Nier l'utilité des rites et des pratiques religieuses en matière de morale, ce serait nier l'empire des notions sensibles sur des êtres qui ne sont pas de purs esprits, ce serait nier la force de l'habitude,
    II est une religion naturelle, dont les dogmes et les préceptes n'ont point échappé aux sages de l'antiquité, et à laquelle on peut s'élever par les seuls efforts d'une raison cultivée. Mais une religion purement intellectuelle ou abstraite pourrait-elle jamais devenir nationale ou populaire? Une religion sans culte public ne s'affaiblirait-elle pas bientôt? Ne ramènerait-elle pas infailliblement la multitude à l'idolâtrie? S'il faut juger du culte par la doctrine, ne faut-il pas conserver la doctrine par le culte? Une religion qui ne parlerait point aux yeux et à l'imagination pourrait-elle conserver l'empire des âmes? Si rien ne réunissait ceux qui professent la même croyance, n'y aurait-il pas, en peu d'années, autant de systèmes religieux qu'il y a d'individus? Les vérités utiles n'ont-elles pas besoin d'être consacrées par de salutaires institutions?
    Les hommes, en s'éclairant, deviennent-ils des anges? peuvent ils donc espérer qu'en communiquant leurs lumières, ils élèveront leurs semblables au rang sublime des pures intelligences?
    Les savants et les philosophes de tous les siècles ont constamment manifesté le désir louable de n'enseigner que ce qui est bon, que ce qui est raisonnable ; mais se sont-ils accordés entre eux sur ce qu'ils réputaient raisonnable et bon? Règne-t-il une grande harmonie entre ceux qui ont discuté et qui discutent encore les dogmes de la religion naturelle? Chacun d'eux n'a-t-il pas son opinion particulière, et n'est-il pas réduit à son propre suffrage? Depuis les admirables offices du consul romain, a-t-on fait, par les seuls efforts de la science humaine, quelque découverte dans la morale? Depuis les dissertations de Platon, est-on agité par moins de doutes dans la métaphysique? S'il y a quelque chose de stable et de convenu sur l'existence et l'unité de Dieu, sur la nature et la destination de l'homme, n'est-ce pas au milieu de ceux qui professent un culte et qui sont unis entre eux par les liens d'une religion positive?
    L'intérêt des gouvernements humains est donc de protéger les institutions religieuses, puisque c'est par elles que la conscience intervient dans toutes les affaires de la vie, puisque c'est par elles que la morale et les grandes vérités qui lui servent de sanction et d'appui sont arrachées à l'esprit de système, pour devenir l'objet de la croyance publique; puisque c'est par elles, enfin, que la société entière se trouve placée sous la puissante garantie de l'auteur même de la nature.
    Les États doivent maudire la superstition et le fanatisme.
    Mais sait-on bien ce que serait un peuple de sceptiques et d'athées?
    Le fanatisme de Muncer, chef des anabaptistes, a été certainement plus funeste aux hommes que l'athéisme de Spinosa. Il est encore vrai que des nations agitées par le fanatisme, se sont livrées, par intervalles, à des excès et à des horreurs qui font frémir.
    Mais la question de préférence entre la religion et l'athéisme ne consiste pas à savoir si, dans une hypothèse; donnée, il n'est pas plus dangereux qu'un tel homme soit, fanatique qu'athée, ou si, dans certaines circonstances, il ne vaudrait pas mieux qu'un peuple fût athée que fanatique ; mais si, dans la durée des temps, et pour les hommes; en général, il ne vaut pas mieux que les peuples abusent quelquefois de la religion, que de n'en point avoir.
    L'effet inévitable de l'athéisme, dit un grand homme, est de nous conduire à l'idée de noire indépendance, et conséquemment de notre révolte. Quel écueil pour toutes les vertus les plus nécessaires au maintien de l'ordre social!
    Le scepticisme de l'athée isole les hommes autant que la religion les unit; il ne les rend pas tolérants, mais frondeurs; il dénoue tous les fils qui nous attachent les uns aux autres; il se sépare de tout ce qui le gène, et il méprise tout ce que les autres croient; il dessèche la sensibilité; il étouffe tous les mouvements spontanés de la nature; il fortifie l'amour-propre, et le fait dégénérer en un sombre égoïsme; il substitue des doutes à des vérités; il arme le passions, et il est impuissant contre les erreurs; il n'établit aucun système, il laisse à chacun le droit d'en faire; il inspire des prétentions sans donner des lumières ; il mène, par la licence des opinions, à celle des vices; il flétrit le cœur; il brise tous les liens; il dissout la société.
    L'athéisme aurait-il du moins l'effet d'éteindre toute superstition, tout fanatisme? Il est impossible de le penser
    La superstition et le fanatisme ont leur principe dans les imperfections de la nature humaine.
    La superstition est une suite de l'ignorance et des préjugés. Ce qui la caractérise est de se trouver unie à quelqu'un de ces mouvements secrets et confus de l'âme, qui sont ordinairement produits par trop de timidité ou par trop de confiance, et qui intéressent plus ou moins vivement la conscience en faveur des écarts de l'imagination, ou des préjugés de l'esprit. On peut définir la superstition une croyance aveugle, erronée ou excessive, qui tient presque uniquement à la manière dont nous sommes affectés, et que nous réduisons, par un sentiment quelconque de respect ou de crainte, en règle de conduite ou en principe de mœurs.
    Avec une imagination vive, avec une âme faible, ou avec un esprit peu éclairé, on peut être superstitieux dans les choses naturelles comme dans les choses religieuses. Il n'est pas contradictoire d'être à la fois impie et superstitieux ; nous en prenons à témoin les incrédules du moyen âge et quelques athées de nos jours.
    D'autre part, toute opinion quelconque, religieuse, politique, philosophique, peut faire des enthousiastes et des fanatiques. De simples questions de grammaire nous ont fait courir le risque d'une guerre civile. On s'est quelquefois battu pour le choix d'un histrion.
    D'après le mot d'un célèbre ministre, la dernière guerre, dans laquelle la France a si glorieusement soutenu le poids de l'univers, a-t-elle été autre chose que la guerre des opinions armées, et y a-t-il eu une guerre religieuse qui ait fait répandre plus de sang?
    On ne saurait donc imputer exclusivement à la religion des maux qui ont existé et qui existeraient sans elle.
    Loin que la superstition soit née de l'établissement des religions positives, on peut affirmer que, sans le frein des doctrines ou des institutions religieuses, il n'y aurait plus de terme à la crédulité, à la superstition, à l'imposture. Les hommes, en général, ont besoin d'être croyants, pour n'être pas crédules; ils ont besoin d'un culte, pour n'être pas superstitieux.
    En effet, comme il faut un code de lois pour régler les intérêts, il faut un dépôt de doctrines pour fixer les opinions. Sans cela, suivant l'expression de Montaigne, il n'y a plus rien de certain que l'incertitude même.
    La religion positive est une digue, une barrière qui seule peut nous rassurer contre ce torrent d'opinions fausses et plus ou moins dangereuses, que le délire de la raison humaine peut inventer.
    Craindrait-on de ne remédier à rien, en remplaçant les faux systèmes de philosophie par de faux systèmes de religion?
    La question sur la vérité ou la fausseté de telle ou telle , autre religion positive n'est qu'une pure question théologique qui nous est étrangère. Les religions, même fausses, ont au moins l'avantage de mettre obstacle à l'introduction des doctrines arbitraires ; les individus ont un centre de croyance ; les gouvernements sont rassurés sur des dogmes, une fois connus, qui ne changent pas; la superstition est, pour ainsi dire, régularisée, circonscrite et resserrée dans des bornes qu'elle ne peut ou qu'elle n'ose franchir.
    Il n'y a point à balancer entre de faux systèmes de philosophie et de faux systèmes de religion. Les faux systèmes de philosophie rendent l'esprit contentieux, et laissent le cœur froid : les faux systèmes de religion ont au moins l'avantage de rallier les hommes à quelques idées communes, et de les disposer à quelques vertus. Si les faux systèmes de religion nous façonnent à la crédulité, les faux systèmes de philosophie nous conduisent au scepticisme : or les hommes en général, plus faits pour agir que pour méditer, ont plus besoin, dans toutes les choses pratiques, de motifs déterminants, que de subtilités et de doutes. Le philosophe lui-même a besoin, autant que la multitude, du courage d'ignorer et de la sagesse de croire; car il ne peut ni tout connaître ni tout comprendre.
    Ne craignons pas le retour du fanatisme : nos mœurs, nos lumières, empêchent ce retour. Honorons les lettres.
cultivons les sciences, en respectant la religion, et nous serons philosophes sans impiété, et religieux sans fanatisme.
    Ce qui est inconcevable, c'est que dans le moment même où l'on annonce que la protection donnée aux institutions religieuses pourrait nous replonger dans des superstitions fanatiques, on prétend, d'un autre côté, que l'on fait un trop grand bruit de la religion, et qu'elle n'a plus aucune sorte de prise sur les hommes.
    Il faut pourtant s'accorder : si les institutions religieuses peuvent inspirer du fanatisme, c'est par le ressort prodigieux qu'elles donnent à l'âme ; et dès lors il faut convenir qu'elles ont une grande influence, et qu'un gouvernement serait peu sage de les mépriser ou de les négliger.
    Avancer que la religion n'arrête aucun désordre dans les pays ou elle est le plus en honneur, puisqu'elle n'empêche pas les crimes et les scandales dont nous sommes les témoins, c'est proposer une objection qui frappe contre la morale et les lois elles-mêmes, puisque la morale et les lois n'ont pas la force de prévenir tous les crimes et tous les scandales.
    A la vérité, dans les siècles même les plus religieux, il est des hommes qui ne croient point à la religion, d'autres qui y croient faiblement, ou qui ne s'en occupent pas. Entre les plus fermes croyants, peu agissent conformément à leur foi : mais aussi ceux qui croient à la religion, la pratiquent quelquefois, s'ils ne la pratiquent pas toujours; ils peuvent s'égarer, mais ils reviennent plus facilement. Les impressions de l'enfance et de l'éducation ne s'éteignent jamais entièrement chez les incrédules même. Tous ceux qui paraissent incrédules ne le sont pas ; il se forme autour d'eux une sorte d'esprit général qui les entraîne malgré eux-mêmes, et qui règle jusqu'à un certain point, sans qu'ils s'en doutent, leurs actions et leurs pensées. Si l'orgueil de leur raison les rend sceptiques, leurs sens et leur cœur déjouent plus d'une fois les sophismes de la raison.
    La multitude est d'ailleurs plus accessible à la religion qu'au scepticisme; conséquemment les idées religieuses ont toujours une grande influence sur les hommes en masse, sur les corps de nation, sur la société générale du genre humain.
    Nous voyons les crimes que la religion n'empêche pas; mais voyons-nous ceux qu'elle arrête? Pouvons-nous scruter les consciences et y voir tous les noirs projets que la religion y étouffe et toutes les salutaires pensées qu'elle y fait naître? D'où vient que les hommes, qui nous paraissent si mauvais en détail, sont en masse de si honnêtes gens? Ne serait-ce point parce que les inspirations, les remords auxquels les méchants déterminés résistent et auxquels les bons ne cèdent pas toujours, suffisent pour régir le général des hommes, dans le plus grand nombre des cas, et pour garantir, dans le cours ordinaire de la vie, cette direction uniforme et universelle sans laquelle toute société durable serait impossible?
    D'ailleurs on se trompe si, en contemplant la société humaine, on imagine que cette grande machine pourrait aller avec un seul des ressorts qui la font mouvoir ; cette erreur est aussi évidente que dangereuse. L'homme n'est point un être simple; la société, qui est l'union des hommes, est nécessairement le plus compliqué de tous les mécanismes. Que ne pouvons-nous la décomposer! et nous apercevrions bientôt le nombre innombrable de ressorts imperceptibles par lesquels elle subsiste. Une idée reçue, une habitude, une opinion qui ne se fait plus remarquer, a souvent été le principal ciment de l'édifice. On croit que ce sont les lois qui gouvernent, et partout ce sont les mœurs. Les mœurs sont le résultat lent des circonstances, des usages, des institutions. De tout ce qui existe parmi les hommes, il n'y a rien qui embrasse plus l'homme tout entier que la religion.
    Nous sentons plus que jamais la nécessité d'une instruction publique. L'instruction est un besoin de l'homme ; elle est surtout un besoin des sociétés : et nous ne protégerions pas les institutions religieuses, qui sont comme les canaux par lesquels les idées d'ordre, de devoir, d'humanité, de justice, coulent dans toutes les classes de citoyens? La science ne sera jamais que le partage du petit nombre; mais avec la religion on peut être instruit sans être savant. C'est elle qui enseigne, qui révèle toutes les vérités utiles à des hommes qui n'ont ni le temps ni les moyens d'en faire la pénible recherche. Qui voudrait donc tarir les sources de cet enseignement sacré, qui sème partout les bonnes maximes, qui les rend présentes à chaque individu, qui les perpétue en les liant à des établissements permanents et durables, et qui leur communique ce caractère d'autorité et de popularité sans-lequel elles feraient étrangères au peuple, c'est-à-dire, à presque tous les hommes?
    Écoutons la voix de tous les citoyens honnêtes, qui, dans les assemblées départementales, ont exprimé leur vœu sur ce qui se passe depuis dix ans sous leurs yeux.
« II est temps, disent-ils , que les théories se taisent devant les faits. Point d'instruction sans éducation, sans morale et sans religion.
» Les professeurs ont enseigné dans le désert, parce qu'on a proclamé imprudemment qu'il ne fallait jamais parler de religion dans les écoles.
» L'instruction est nulle depuis dix ans : il faut prendre la religion pour base de l'éducation.
» Les enfants sont livrés a l'oisiveté la plus dangereuse, au vagabondage le plus alarmant.
» Ils sont sans idée de la Divinité, sans notion du juste et de l'injuste. De là des mœurs farouches et barbares; de là un peuple féroce.
» Si l'on compare ce qu'est l'instruction avec ce qu'elle devrait être, on ne peut s'empêcher de gémir sur le sort qui menace les générations présentes et futures. »
    Ainsi toute la France appelle la religion au secours de la morale et de la société.
    Ce sont les idées religieuses qui ont contribué, plus que toute autre chose, à la civilisation des hommes ; c'est moins par nos idées que par nos affections que nous sommes sociables ; or, n'est-ce pas avec les idées religieuses que les premiers législateurs ont cherché à modérer et à régler les passions et les affections humaines?
    Comme ce ne sont guère des hommes corrompus ou des hommes médiocres qui ont bâti des villes et fondé des empires, on est bien fort quand on a pour soi la conduite et les plans des instituteurs et des libérateurs des nations. En est-il un seul qui ait dédaigné d'appeler la religion au secours de la politique?
    Les lois de Minos, de Zolecus, celle des Douze-Tables, reposent entièrement, sur la crainte des dieux. Cicéron, dans son Traité des lois, pose la Providence comme la base de toute législation. Platon rappelle à la Divinité dans toutes les pages de ses ouvrages. Numo, avait fait de Rome la ville sacrée, pour en faire la ville éternelle.
    Ce ne fut point la fraude, ce ne fut point la superstition, dit un grand homme, qui fit établir la religion chez les Romains; ce fut la nécessité où sont toutes les sociétés d'en avoir une.
    « Le joug de la religion, continue-t-il, fut le seul dont le peuple romain, dans sa fureur pour la liberté, n'osa s'affranchir ; et ce peuple, qui se mettait si facilement en colère, avait besoin d'être arrêté par une puissance invisible. »
    Le mal est que les hommes, en se civilisant, et en jouissant de tous les biens et des avantages de toute espèce qui naissent de leur perfectionnement, refusent de voir les véritables causes auxquelles ils en sont redevables ; comme dans un grand arbre les rameaux nombreux et le riche feuillage dont il se couvre cachent le tronc, et ne nous laissent apercevoir que des fleurs brillantes et des fruits abondants.
    Mais je le dis pour le bien de ma patrie, je le dis pour le bonheur de la génération présente et pour celui des générations à venir, le scepticisme outré, l'esprit d'irréligion, transformé en système politique, est plus près de la barbarie qu'on ne pense.
    Il ne faut pas juger d'une nation par le petit nombre d'hommes qui brillent dans les grandes cités. A côté de ces hommes, il existe une population immense, qui a besoin d'être gouvernée, que l'on ne peut éclairer, qui est plus susceptible d'impressions que de principes, et qui, sans les secours et sans le frein de la religion, ne connaîtrait que le malheur et le crime.
    Les habitants de nos campagnes n'offriraient bientôt plus que des hordes de sauvages, si, vivant isolés sur un vaste territoire, la religion, en les appelant dans les temples, ne leur fournissait de fréquentes occasions de se rapprocher, et ne les disposait ainsi a goûter la douceur des communications sociales.
    Hors de nos villes, c'est uniquement l'esprit de religion qui maintient l'esprit de société. On se rassemble, on se voit dans les jours de repos. En se fréquentant, on contracte l'habitude des égards mutuels. La jeunesse, qui cherche à se faire remarquer, étale un luxe innocent, qui adoucit les mœurs plutôt qu'il ne les corrompt Après les plus rudes travaux, on trouve à la fois l'instruction et le délassement. Des cérémonies augustes frappent les yeux et remuent le cœur; les exercices religieux préviennent les dangers d'une grossière oisiveté. A l'approche des solennités, les familles se réunissent, les ennemis se réconcilient, les méchants même éprouvent quelque remords. On connaît le respect humain. Il se forme une opinion publique, bien plus sûre que celle de nos grandes villes, où il y a tant de coteries et point de véritable public. Que d'œuvres de miséricorde inspirées par la piété ! que de restitutions forcées par les terreurs de la conscience!
    Otez la religion à la masse des hommes : par quoi la remplacerez-vous? Si l'on n'est pas préoccupe du bien, on le sera du mal : l'esprit et le cœur ne peuvent demeurer vides.
    Quand il n'y aura plus de religion, il n'y aura plus ni patrie ni société pour des hommes qui, en recouvrant leur indépendance, n'auront que la force pour en abuser.
    Dans quel moment la grande question de l'utilité ou de la nécessité des institutions religieuses s'est-elle trouvée soumise à l'examen du gouvernement? Dans un moment où l'on vient de conquérir la liberté, où l'on a effacé toutes les inégalités affligeantes, et où l'on a modéré la puissance et adouci toutes les lois. Est-ce dans de telles circonstances , qu'il faudrait abolir et étouffer les sentiments religieux? C'est surtout dans les États libres que la religion est nécessaire. C'est là, dit Polybe, que, pour n'être pas obligé de donner un pouvoir dangereux à quelques hommes, la plus forte crainte doit être celle des dieux.
    Le gouvernement n'avait donc point à balancer sur le principe général d'après lequel il devait agir dans la conduite des affaires religieuses.
    Mais plusieurs choses étaient à peser dans l'application de ce principe.
    L'état religieux de la France est malheureusement trop connu. Nous sommes, à cet égard, environnés de débris et
de ruines. Cette situation avait fait naître dans quelques esprits l'idée de profiter des circonstances pour créer une religion nouvelle, qui eût pu être, disait-on, plus adaptée aux lumières, aux mœurs et aux maximes de liberté qui ont présidé à nos institutions républicaines.
    Mais on ne fait pas une religion comme on promulgue clés lois. Si la force des lois vient de ce qu'on les craint, la force d'une religion vient uniquement de ce qu'on la croit. Or, la foi ne se commande pas.
    Dans l'origine des choses, dans des temps d'ignorance et de barbarie, des hommes extraordinaires ont pu se dire inspirés, et, à l'exemple de Prométhée, faire descendre le feu du ciel pour animer un monde nouveau. Mais ce qui est possible chez un peuple naissant ne saurait l'être chez des nations usées, dont il est si difficile de changer les habitudes et les idées.
    Les lois humaines peuvent tirer avantage de leur nouveauté, parce que souvent les lois nouvelles annoncent l'intention de réformer d'anciens abus ou de faire quelque nouveau bien ; mais, en matière de religion, tout ce qui a l'apparence de la nouveauté porte le caractère de l'erreur ou de l'imposture. L'antiquité convient aux institutions religieuses, parce que, relativement à ces sortes d'institutions, la croyance est plus forte et plus vive, à proportion que les choses qui en sont l'objet ont une origine plus reculée; car nous n'avons pas dans la tête des idées accessoires, tirées de ces temps-là, qui puissent les contredire.
    De plus, on ne croit à une religion que parce qu'on la suppose l'ouvrage de Dieu ; tout est perdu, si on laisse entrevoir la main de l'homme,
    La sagesse prescrivait donc au gouvernement de s'arrêter aux religions existantes, qui ont pour elles la sanction du temps et le respect des peuples.
    Ces religions, dont l'une est connue sous le nom de religion catholique, et l'autre sous celui de religion protestante, ne sont que des branches du christianisme. Or, quel juste motif eût pu déterminer la politique à proscrire les cultes chrétiens?
    Il parait d'abord extraordinaire que l'on ait à examiner aujourd'hui si les États peuvent s'accommoder du christianisme, qui, depuis tant de siècles, constitue le fonds de toutes les religions professées par les nations policées de l'Europe : mais on n'est plus surpris quand on réfléchit sur les circonstances.
    A la renaissance des lettres, il y eut un ébranlement : les nouvelles lumières qui se répandirent à cette époque fixèrent l'attention sur les abus et les dérèglements dans lesquels on était tombé. Des esprits ardents s'emparèrent des discussions; l'ambition s'en mêla : on fit la guerre aux hommes au lieu de régler les choses; et, au milieu des plus violentes secousses, on vit s'opérer la grande scission qui a divisé l'Europe chrétienne.
    De nos jours, quand la révolution française a éclaté, une grande fermentation s'est encore manifestée; elle s'est étendue à plus d'objets à la fois ; on a interrogé toutes les institutions établies; on leur a demandé compte de leurs motifs, on a soupçonné la fraude ou la servitude dans toutes; et comme, dans une telle situation des esprits, on s'accommode toujours davantage des voies extrêmes, parce qu'on les répute plus décisives, ou a cru que, pour déraciner la superstition et le fanatisme, il fallait attaquer toutes les institutions religieuses.
    On voit donc par quelles circonstances il a pu devenu utile, et même nécessaire, de confronter les institutions qui tiennent au christianisme, avec nos mœurs, avec notre philosophie, avec nos nouvelles institutions politiques.
    Quand le christianisme s'établit, le monde sembla prendre une nouvelle position. Les préceptes de l'Évangile
notifièrent la vraie morale à l'univers ; ses dogmes firent éprouver aux peuples, devenus chrétiens, la satisfaction d'avoir été assez éclairés pour adopter une religion qui vengeait en quelque sorte la Divinité et l'esprit humain de l'espèce d'humiliation attachée aux superstitions grossières des peuples idolâtres.
    D'autre part, le christianisme joignant aux vérités spirituelles qui étaient l'objet de son enseignement, toutes les idées sensibles qui entrent dans son culte, l'attachement des hommes fut extrême pour ce nouveau culte qui parlait à la raison et aux sens.
    La salutaire influence de la religion chrétienne sur les mœurs de l'Europe et de toutes les contrées où elle a pénétré, a été remarquée par tous les écrivains, Si la boussole ouvrit l'univers, c'est le christianisme qui l'a rendu sociable.
    On a demandé si, dans la durée des temps, la religion chrétienne n'a jamais été un prétexte de querelle ou de guerre; si elle n'a jamais servi à favoriser le despotisme et à troubler les États; si elle n'a pas produit des enthousiastes et des fanatiques; si les ministres de cette religion ont constamment employé leurs soins et leurs travaux au plus grand bonheur de la société humaine.
    Mais quelle est donc l'institution dont on n'ait jamais abusé'? quel est le bien qui ait existé sans mélange de mal? quelle est la nation, quel est le gouvernement, quel est le corps, quel est le particulier qui pourrait soutenir en rigueur la discussion du compte redoutable que l'on exige des prêtres chrétiens?
    Il ne serait donc pas équitable de juger la religion chrétienne et ses ministres d'après un point de vue qui répugne au bon sens. N'oublions pas que les hommes abusent de tout, et que les ministres de la religion sont des hommes.
    Mais, pour être raisonnable et juste, il faut demander si le christianisme en soi, à qui nous sommes redevables du grand bienfait de notre civilisation, peut convenir encore à nos mœurs, à nos progrès dans l'art social, à l'état présent de toutes choses.
    Cette question n'est certainement pas insoluble, et il importe au bien des peuples et à l'honneur dos gouvernements qu'elle soit résolue.
    Des théologiens sans philosophie, et des philosophes qui n'étaient pas sans prévention, ont également méconnu la sagesse du christianisme. Il faut pourtant connaître ce que l'on attaque et ce que l'on défend.
    Comme les institutions religieuses ne sont jamais indifférentes au bonheur public, comme elles peuvent faire de grands biens ou de grands maux, il faut que les États sachent, une fois pour toutes, à quoi s'en tenir sur celles de ces institutions qu'il peut être utile ou dangereux de protéger.
    Nous nous honorons à juste titre de nos découvertes, de l'accroissement de nos lumières, de notre avancement dans les arts, et de l'heureux développement de tout ce qui est agréable et bon.
    Mais le christianisme n'a jamais empiété sur les droits imprescriptibles de la raison humaine : il annonce que la terre a été donnée en partage aux enfants des hommes; il abandonne le monde à leurs disputes, et la nature entière à leurs recherches. S'il donne des règles à la vertu, il ne prescrit aucune limite au génie. De là, tandis qu'en Asie et ailleurs, des superstitions grossières ont comprimé les élans de l'esprit et les efforts de l'industrie, les nations chrétiennes ont partout multiplié les arts utiles et reculé les bornes des sciences.
    Il y a des pays où le bon goût n'a jamais pu pénétrer, parce qu'il en a constamment été repoussé par les préjugés religieux. Ici la clôture et la servitude des femmes sont un obstacle à ce que les communications sociales se perfectionnent, et conséquemment à ce que les choses d'agrément puissent prospérer ; là on prohibe l'imprimerie ; ailleurs la peinture et la sculpture des êtres animés sont défendues. Dans chaque moment de la vie, le sentiment reçoit une fausse direction, et l'imagination est perpétuellement aux prises avec les fantômes d'une conscience abusée.
    Chez les nations chrétiennes, les lettres et les beaux-arts ont toujours fait une douce alliance avec la religion : c'est même la religion qui, en remuant l'âme et en l'élevant aux plus hautes pensées, a donné un nouvel essor au talent. C'est la religion qui a produit nos premiers et nos plus célèbres orateurs, et qui a fourni des sujets et des modèles à nos poètes; c'est elle qui, parmi nous, a fait naître la musique, qui a dirigé le pinceau de nos grands peintres, le ciseau de nos sculpteurs, et à qui nous sommes redevables de nos plus beaux morceaux d'architecture.
    Pourrions-nous regarder comme inconciliable avec nos lumières et avec nos mœurs une religion que les Descartes, les Newton, et tant d'autres grands hommes s'honoraient de professer, qui a développé le génie des Pascal, des Bossuet, et qui a formé l'âme de Fénelon?
    Pourrions-nous méconnaître l'heureuse influence du christianisme sans répudier tous nos chefs-d'œuvre en tout genre, sans les condamner à l'oubli, sans effacer les monuments de notre propre gloire ?
    En morale, n'est-ce pas la religion chrétienne qui nous a transmis le corps entier de la loi naturelle? Cette religion ne nous enseigne-t-elle pas tout ce qui est juste, tout ce qui est saint, tout ce qui est aimable? En recommandant partout l'amour des hommes, et en nous élevant jusqu'au Créateur, n'a-t-elle pas posé le principe de tout ce qui est n'a-t-elle pas ouvert la véritable source des mœurs?
    Si les corps de nation, si les esprits les plus simples et les moins instruits, sont aujourd'hui plus fermes que ne l'étaient autrefois les Socrate et les Platon, sur les grandes vérités de l'unité de Dieu, de l'immortalité de l'âme humaine, de l'existence d'une vie à venir, n'en sommes-nous pas redevables au christianisme?
    Cette religion promulgue quelques dogmes particuliers: mais ces dogmes ne sont point arbitrairement substitués à ceux qu'une saine métaphysique pressent ou démontre : ils ne remplacent pas la raison; ils ne font qu'occuper la place que la raison laisse vide, et que l'imagination remplirait incontestablement plus mal.
    Enfin il existe un sacerdoce dans la religion chrétienne. Mais tous les peuples qui ne sont pas barbares reconnaissent une classe d'hommes particulièrement consacrée au service de là Divinité. L'institution du sacerdoce chez les chrétiens n'a pour objet que l'enseignement et le culte. L'ordre civil et politique demeure absolument étranger aux ministres d'une religion qui n'a sanctionné aucune forme particulière du gouvernement, et qui recommande aux pontifes, comme aux simples citoyens, de les respecter toutes, comme ayant toutes pour but la tranquillité de la vie présente, et comme étant toutes entrées dans les desseins d'un Dieu créateur et conservateur de l'ordre social.
    Tel est le christianisme en soi.
    Est-il une religion mieux assortie à la situation de toutes les nations policées et à la politique de tous les gouvernements? Cette religion ne nous offre rien de purement local, rien qui puisse limiter son influence à telle contrée ou à tel siècle plutôt qu'à tel autre siècle ou à telle autre contrée : elle se montre, non comme la religion d'un peuple, mais comme celle des hommes ; non comme la religion d'un pays, mais comme celle du monde.
    Après avoir reconnu l'utilité ou la nécessité de la religion en général, le gouvernement français ne pouvait donc raisonnablement abjurer le christianisme, qui, de toutes les religions positives, est celle qui est la plus accommodée à notre philosophie et à nos mœurs.
    Toutes les institutions religieuses ont été ébranlées et détruites pendant les orages de la révolution : mais en contemplant les vertus qui brillaient au milieu de tant de désordres, en observant le calme et la conduite modérée de la masse des hommes, pourquoi refuserions-nous de voir que ces institutions avaient encore leurs racines dans les esprits et dans les cœurs, et qu'elles se survivaient à elles-mêmes dans les habitudes heureuses qu'elles avaient fait contracter au meilleur des peuples? La France a été bien désolée : mais que serait-elle devenue si, à notre propre insu, ces habitudes n'avaient pas servi de contrepoids aux passions?
    La piété avait fondé tous nos établissements de bienfaisance, et elle les soutenait. Qu'avons-nous fait quand, après la dévastation générale, nous avons voulu rétablir nos hospices? Nous avons rappelé ces vierges chrétiennes, connues sous le nom de sœurs de charité, qui se sont si généreusement consacrées au service de l'humanité malheureuse, infirme et souffrante. Ce n'est ni l'amour-propre ni la gloire qui peuvent encourager des vertus et des actions trop dégoûtantes et trop pénibles pour pouvoir être payées par des applaudissements humains. Il faut élever ses regards au-dessus des hommes, et l'on ne peut trouver des motifs d'encouragement et de zèle que dans cette piété qui anime la bienfaisance, qui est étrangère aux vanités du monde, et qui fait goûter dans la carrière du bien public des consolations que la raison seule ne pourrait nous donner. On a fait, d'autre part, la triste expérience que des mercenaires sans motif intérieur qui puisse les attacher constamment à leur devoir, ne sauraient remplacer des personnes animées par l'esprit de la religion, c'est-à-dire, par un principe qui est supérieur aux sentiments de la nature, et qui, pouvant seul motiver tous les sacrifices, est seul capable de nous faire braver tous les dégoûts et tous les dangers.
    Lorsqu'on est témoin de certaines vertus, il semble que l'on voit luire un rayon céleste sur la terre. Eh quoi ! nous aurions la prétention de conserver ces vertus en tarissant la source qui les produit toutes? Ne nous y trompons pas : il n'y a que la religion qui puisse ainsi combler l'espace immense qui existe entre Dieu et les hommes.
    On imaginera peut-être que la politique ferait assez en laissant un libre cours aux opinions religieuses et en cessant d'inquiéter ceux qui les professent.
    Mais je demande si une telle mesure, qui ne présente rien de positif, qui n'est, pour ainsi dire, que négative, aurait jamais pu remplir le but que tout gouvernement sage doit se proposer.
    Sans doute la liberté que nous avons conquise, et la philosophie qui nous éclaire, ne sauraient se concilier avec l'idée d'une religion dominante en France, et moins encore avec l'idée d'une religion exclusive.
    J'appelle religion exclusive, celle dont le culte public est. autorisé privativement à tout autre culte. Tel était, parmi nous, la religion catholique dans le dernier siècle de la monarchie.
    J'appelle religion dominante, celle qui est plus intimement liée à l'État, et qui jouit, dans l'ordre politique, de certains privilèges, qui sont refusés à d'autres cultes dont l'exercice public est pourtant autorisé. Telle était la religion catholique en Pologne et telle est la religion grecque en Russie.
    Mais on peul protéger une religion sans la rendre ni exclusive ni dominante. Protéger une religion, c'est la placer sous l'égide des lois ; c'est empêcher qu'elle ne soit troublée ; c'est garantir à ceux qui la professent la jouissance des biens spirituels qu'ils s'en promettent, comme on leur garantit la sûreté de leurs personnes et de leurs propriétés. Dans le simple système de protection, il n'y a rien d'exclusif ni de dominant ; car on peut protéger plusieurs religions, on peut les protéger toutes.
    Je conviens que le système de protection diffère essentiellement du système d'indifférence et de mépris, que l'on a si mal à propos décoré du nom de tolérance.
    Le mot tolérance, en fait de religion, ne saurait avoir l'acception injurieuse qu'on lui donne, quand il est employé relativement à des abus que l'on serait tenté de proscrire et sur lesquels on consent à fermer leurs yeux.
    La tolérance religieuse est un devoir, une vertu d'homme à homme ; et, en droit public, cette tolérance est le respect du gouvernement pour la conscience des citoyens et pour les objets de leur vénération et de leur croyance. Ce respect ne doit pas être illusoire; il le serait pourtant, si, dans la pratique, il ne produisait aucun effet utile ou consolant.
    D'après ce que nous avons déjà eu occasion d'établir, on doit sentir combien le secours de la religion est nécessaire au bonheur des hommes.
    Indépendamment de tout le bien moral que l'on est en droit de se promettre de la protection que je réclame pour les institutions religieuses, observons que le bon ordre et la sûreté publiques ne permettent pas que l'on abandonne, pour ainsi dire, ces institutions à elles-mêmes. L'État ne pourrait avoir aucune prise sur des établissements et sur des hommes que l'on traiterait comme étrangers à l'État. Le système d'une surveillance raisonnable sur les cultes ne peut être garanti que par le plan connu d'une organisation légale de ces cultes. Sans cette organisation avouée et autorisée, toute surveillance serait nulle ou impossible, parce que le gouvernement n'aurait aucune garantie réelle de la bonne conduite de ceux qui professeraient des cultes obscurs dont les lois ne se mêleraient pas, et qui, dans leur invisibilité, s'il m'est permis de parler ainsi, sauraient toujours échapper aux lois.
    Les circonstances particulières dans lesquelles nous vivons fortifient ces considérations générales.
    On a vu, par les événements de la révolution, que le catholicisme a été l'objet principal de tous les coups qui ont été portés aux établissements religieux, et cela n'étonne pas. La religion catholique avait toujours été dominante; elle était même devenue exclusive par la révocation de l'édit de Nantes, et on croyait avoir à lui reprocher cette révocation, qui avait eu des suites si funestes pour la France. Une religion que l'on a soupçonnée d'être réprimante est reprimée à son tour, quand les circonstances provoquent cette espèce de réaction. Ajoutez à cette première circonstance que le clergé jouissait d'une existence politique liée à la monarchie que l'on renversait. La violence dont on usa contre le catholicisme fut d'autant plus vive, qu'on se crut autorisé à le poursuivre moins comme une religion que comme une tyrannie.
    Mais la violence, et les nouveaux plans de police ecclésiastique que la violence appuyait ne produisirent que des schismes scandaleux, qui défigurèrent la religion, qui troublèrent la Franco et qui la troublent encore.
    En cet état, que devait-on faire?
    Etait-il d'une politique sage et humaine de continuer la persécution commencée contre ceux, qui résistaient aux innovations?
    La force ne peut rien sur les âmes; la conscience est notre sens moral le plus rebelle ; les actes de violence ne peuvent rien opérer, en matière religieuse, que comme moyen de destruction.
    Un gouvernement compromet toujours sa puissance, quand, se proposant d'agir sur des âmes exaltées, il veut mettre en opposition les récompenses et les menaces de la loi avec les promesses et les menaces de la religion; la terreur qu'il cherche alors à inspirer force l'esprit à se replier sur des objets qui lui impriment une terreur bien plus grande encore. Au milieu de ces terribles agitations, le fanatisme déploie toute son énergie ; il se soutient par le fanatisme, il devient son aliment à lui-même.
Notre propre expérience ne nous a-t-elle pas démontré qu'en persécutant on ne réussit qu'à faire dégénérer l'esprit de religion en esprit de secte? On croyait, par les terreurs et par les supplices, augmenter le nombre des bons citoyens ; on ne faisait tout au plus que diminuer celui des hommes.
    J'observe que tout système do persécution serait évidemment incompatible avec l'état actuel de la France.
    Sous un gouvernement absolu, où l'on est plutôt régi par des fantaisies que par des lois, les esprits sont peu effarouchés d'une tyrannie, parce qu'une tyrannie, quelle qu'elle soit, n'y est jamais une chose nouvelle; mais dans un gouvernement qui a promis de garantir la liberté politique et religieuse, tout acte d'hostilité exercé contre une ou plusieurs classes de citoyens, à raison de leur culte, ne serait propre qu'à produire des secousses : on verrait dans les autres une liberté dont on ne jouirait pas soi-même ; on supporterait impatiemment une telle rigueur; on deviendrait plus ardent, parce qu'on se regarderait comme plus malheureux. Sachons qu'on n'afflige jamais plus profondément les hommes que quand on proscrit les objets de leur respect ou les articles de leur croyance ; on leur fait éprouver alors la plus insupportable et la plus humiliante de toutes les contradictions.
    D'ailleurs, qu'avons-nous jusqu'ici gagné à proscrire des classes entières de ministres, dont la plupart s'étaient distingués auprès de leurs concitoyens par la bienfaisance et par la vertu? Nous avons aigri les esprits les plus modérés ; nous avons compromis la liberté, en ayant l'air de séparer la France catholique d'avec la France libre.
    Il existe des prêtres turbulents et factieux, mais il en existe qui ne le sont pas ; par la persécution on les confondrait tous. Les prêtres factieux et turbulents mettraient cette situation à profit, pour usurper la considération qui n'est due qu'à la véritable sagesse ; on ne les regarderait que comme malheureux et opprimés, et le malheur a je ne sais quoi de sacré qui commande la pitié et le respect.
    Au lieu des assemblées publiques surveillées par la police, et qui ne peuvent jamais être dangereuses, nous n'aurions que des conciliabules secrets, des trames ourdies dans les ténèbres. Les scélérats se glorifieraient de leur courage; ils en imposeraient au peuple par les dangers dont ils seraient environnés. Ces dangers leur tiendraient lieu de vertus, et les mesures que l'on croirait avoir prises pour empêcher que la multitude ne fût séduite, deviendraient elles-mêmes le plus grand moyen de séduction.
    De plus, voudrions-nous flétrir notre siècle en transformant en système d'État des mesures de rigueur que nos lumières ne comportent pas, et qui répugneraient à l'urbanité française? Voudrions-nous flétrir la philosophie même dont nous nous honorons à si juste titre, et donner à croire que l'intolérance philosophique a remplacé ce qu'on appelait l'intolérance sacerdotale?
    Le gouvernement a donc senti que tout système de persécution devenait impossible.
    Fallait-il ne plus se mêler des cultes, et continuer les mesures d'indifférence et d'abandon que l'on paraissait avoir adoptées, toutes les fois que les mesures révolutionnaires s'adoucissaient? Mais ce plan de conduite, certainement préférable à la persécution, n'offrait-il pas d'autres inconvénients et d'autres dangers?
    La religion catholique est celle de la très-grande majorité des Français.
    Abandonner un ressort aussi puissant, c'était avertir le premier ambitieux ou le premier brouillon qui voudrait de nouveau agiter la France, de s'en emparer et de la diriger contre sa patrie.
    A peine touchons-nous au terme de la plus grande révolution qui ait éclaté dans l'univers. Qui ne sait que dans les tempêtes politiques, ainsi qu'au milieu des grands désastres de la nature, la plupart des hommes, invités par tout ce qui se passe autour d'eux à se réfugier dans les promesses et dans les consolations religieuses, sont plus portés que jamais à la piété et même à la superstition ? Qui ne connaît la facilité avec laquelle on reçoit, dans les temps de crise, les prédictions, les prophéties les plus absurdes, tout ce qui donne de grandes espérances pour l'avenir, tout ce qui porte l'empreinte de l'extraordinaire, tout ce qui tend à nous venger de la vicissitude des choses humaines? Qui ne sait encore que les âmes froissées par les événements publics sont plus sujettes à devenir les jouets du mensonge et de l'imposture?     Est-ce dans un tel moment, qu'un gouvernement bien avisé consentirait à courir le risque de voir tomber le ressort de la religion dans des mains suspectes ou ennemies?
    Dans les temps les plus calmes, il est de l'intérêt des gouvernements de ne point renoncer à la conduite des affaires religieuses, Ces affaires ont toujours été rangées, par les différents codes des nations, dans les matières qui appartiennent à la haute police de l'État.
    Un État n'a qu'une autorité précaire, quand il a dans son territoire des hommes qui exercent une grande influence sur les esprits et sur les consciences, sans que ces hommes lui appartiennent au moins sous quelques rapports.
    L'autorisation d'un culte suppose nécessairement l'examen des conditions suivant lesquelles ceux qui le professent se lient à la société, et suivant lesquelles la société promet de l'autoriser. La tranquillité publique n'est point assurée, si on néglige de savoir ce que sont les ministres de ce culte, ce qui les caractérise, ce qui les distingue des simples citoyens et des ministres des autres cultes; si l'on ignore sous quelle discipline ils entendent vivre, et quels règlements ils promettent d'observer.     L'Etat est menacé, si ces règlements peuvent être faits ou changés sans son concours, s'il demeure étranger ou indifférent à la forme et à la constitution du gouvernement qui se propose de régir les âmes, et s'il n'a dans des supérieurs légalement connus et avoués, des garants de la fidélité des inférieurs.
    On peut abuser de la religion la plus sainte. L'homme qui se destine à la prêcher, en abusera-t-il ou n'en abusera-t-il pas? s'en servira-t-il pour se rendre utile ou pour nuire? Voilà la question; pour la résoudre, il est assez naturel de demander quel est cet homme, de quel côté est son intérêt, quels sont ses sentiments, et comment il s'est servi jusqu'alors de ses talents et de son ministère. Il faut donc que l'État connaisse d'avance ceux qui seront employés. Il ne doit point attendre tranquillement l'usage qu'ils feront de leur influence ; il ne doit point se contenter de vaines formules ou de simples présomptions, quand il s'agit de pourvoir à sa conservation et à sa sûreté.
    On comprend donc que ce n'était qu'en suivant, par rapport aux différents cultes, le système d'une protection éclairée, qu'on pouvait arriver au système bien combiné d'une surveillance utile. Car, nous l'avons déjà dit, protéger un culte, ce n'est point chercher à le rendre dominant ou exclusif; c'est seulement veiller sur sa doctrine et sur sa police, pour que l'État puisse diriger des institutions si importantes vers la plus grande utilité publique, et pour que les ministres ne puissent corrompre la doctrine confiée à leur enseignement, ou secouer arbitrairement le joug de la discipline, au grand préjudice des particuliers et de l'État.
    Le gouvernement, en sentant la nécessité d'intervenir directement dans les affaires religieuses par les voies d'une surveillance protectrice, et en considérant les scandales et les schismes qui désolaient le culte catholique, professé par la très-grande majorité de la nation française, s'est d'abord occupé des moyens d'éteindre ces schismes et de faire cesser ces scandales.
    Un schisme est, par sa nature, un germe de désordre qui se modifie de mille manières différentes, et qui se perpétue à l'infini. Chaque titulaire , l'ancien, le nouveau, le plus nouveau, ont chacun leurs sectateurs dans le même diocèse, dans la même paroisse, et souvent dans la même famille. Ces sortes de querelles sont bien plus tristes que celles qu'on peut avoir sur le dogme, parce qu'elles sont comme une hydre qu'un nouveau changement de pasteur peut à chaque instant reproduire.
D'autre part, toutes les querelles religieuses ont un caractère qui leur est propre. « Dans les disputes ordinaires, dit un philosophe moderne , comme chacun sent qu'il peut se tromper, l'opiniâtreté et l'obstination ne sont pas extrêmes; mais dans celles que nous avons sur la religion, comme par la nature de la chose chacun croit être sûr que son opinion est vraie, nous nous indignons contre ceux qui, au lieu de changer eux-mêmes, s'obstinent à nous faire changer. »
    D'après ces réflexions, il est clair que les théologiens sont par eux-mêmes dans l'impossibilité d'arranger leurs différents. Heureusement les théologiens catholiques reconnaissent un chef, un centre d'unité, dans le pontife de Rome. L'intervention de ce pontife devenait donc nécessaire pour terminer des querelles jusqu'alors interminables.
    De là, le gouvernement conçut l'idée de s'entendre avec le Saint-Siège.
    La constitution civile du clergé, décrétée par l'Assemblée Constituante , n'y mettait aucun obstacle, puisque cette constitution n'existait plus. On ne pouvait la faire revivre sans perpétuer le schisme qu'il fallait éteindre. Le rétablissement de la paix était pourtant le grand objet; et il suffisait de combiner le moyen de ce rétablissement avec la police de l'État et avec les droits de l'Empire.
    Il faut sans doute se défendre contre le danger des opinions ultramontaines, et ne pas tomber imprudemment sous le joug de la cour de Rome. Mais l'indépendance de la France catholique n'est-elle pas garantie par le précieux dépôt de nos anciennes libertés?
    L'influence du pape, réduite à ses véritables termes, ne saurait être incommode à la politique. Si quelquefois on a cru utile de relever les droits des évêques pour affaiblir cette influence, quelquefois aussi il a été nécessaire de la réclamer et de l'accréditer contre les abus que les évoques faisaient de leurs droits.
    En général, il est toujours heureux d'avoir un moyen canonique et légal d'apaiser des troubles religieux.
    Les principes du catholicisme ne comportent pas que le chef de chaque État politique puisse, comme chez les luthériens, se déclarer chef de la religion; et dans les principes d'une saine politique, on pourrait penser qu'une telle réunion des pouvoirs spirituels et temporels dans les mêmes mains n'est pas sans danger pour la liberté.
    L'histoire nous apprend que, dans certaines occurrences, des nations catholiques ont établi des patriarches ou des primats pour affaiblir ou pour écarter l'influence directe de tout supérieur étranger.
    Mais une telle mesure était impraticable dans les circonstances ; elle n'a jamais été employée que dans les États où on avait sous la main une église nationale, dont les ministres n'étaient pas divisés, et qui réunissait ses propres efforts à ceux du gouvernement, pour conquérir son indépendance.
    D'ailleurs, il n'est pas évident qu'il soit plus utile à un État dans lequel le catholicisme est la religion de la majorité d'avoir, dans son territoire, un chef particulier de cette religion, que de correspondre avec le chef général de l'église.
    Le chef d'une religion, quel qu'il soit, n'est point un personnage indifférent. S'il est ambitieux, il peut devenir conspirateur; il a le moyen d'agiter les esprits, il peut en faire naître l'occasion : quand il résiste à la puissance séculière, il la compromet dans l'opinion des peuples. Les dissensions qui s'élèvent entre le sacerdoce et l'empire deviennent plus sérieuses. L'Église qui a son chef toujours présent forme réellement un état dans l'État: selon les occurrences, elle peut même devenir une faction. On n'a point ces dangers à craindre d'un chef étranger, que le peuple ne voit pas, qui ne peut jamais naturaliser son crédit, comme pourrait le faire un pontife national; qui rencontre dans les préjugés, dans les mœurs, dans le caractère, dans les maximes d'une nation dont il ne fait pas partie, des obstacles à l'accroissement de son autorité; qui ne peut manifester des prétentions sans réveiller toutes les rivalités et toutes les jalousies; qui est perpétuellement distrait de toute idée de domination particulière par les embarras et les soins de son administration universelle; qui peut toujours être arrêté et contenu par les moyens que le droit des gens comporte, moyens qui, bien ménagés, n'éclatent qu'au dehors, et nous épargnent ainsi les dangers et le scandale d'une guerre à la fois religieuse et domestique.
    Les gouvernements des nations catholiques se sont rarement accommodés de l'autorité et de la présence d'un patriarche ou d'un premier pontife national; ils préfèrent l'autorité d'un chef éloigné, dont la voix ne retentit que faiblement, et qui a le plus grand intérêt a conserver des égards et des ménagements pour des puissances dont l'alliance et la protection lui sont nécessaires.
    Dans les communions qui ne reconnaissent point de chef universel, le magistrat politique s'est attribué les fonctions et la qualité de chef de la religion, tant on a senti combien l'exercice de la puissance civile pourrait être traversé s'il y avait, dans un même territoire, deux chefs, l'un pour le sacerdoce et l'autre pour l'empire, qui pussent partager le respect du peuple, et quelquefois même rendre son obéissance incertaine. Mais n'est-il pas heureux de se trouver dans un ordre de choses où l'on n'ait pas besoin de menacer la liberté pour rassurer la puissance?
    Dans la situation ou nous sommes, le recours au chef général de l'Église était donc une mesure plus sage que l'érection d'un chef particulier de l'Église catholique de France; cette mesure était même la seule possible.
    Pour investir en France le magistrat politique de la dictature sacerdotale, il eût fallu changer le système religieux de la très-grande majorité des Français. On le fit en Angleterre, parce que les esprits étaient préparés à ce changement ; mais, parmi nous, pouvait-on se promettre de rencontrer les mêmes dispositions?
    Il ne faut que des yeux ordinaires pour apercevoir, entre une révolution et une autre révolution, les ressemblances qu'elles peuvent avoir entre elles et qui frappent tout le monde; mais pour juger sainement de ce qui les distingue, pour apercevoir la différence, il faut une manière de voir plus perçante et plus exercée, il faut un esprit plus judicieux et plus profond.
    Assimiler perpétuellement ce qui s'est passé dans la révolution d'Angleterre avec ce qui se passe dans la nôtre, ce serait donc faire preuve d'une grande médiocrité.
    En Angleterre, la révolution éclata à la suite et au milieu des plus grandes querelles religieuses; et ce fut l'exaltation des sentiments religieux qui rendit aux âmes le degré d'énergie et de courage qui était nécessaire pour attaquer et renverser le pouvoir.
    En France, au contraire, les mœurs et les principes luttaient déjà, depuis longtemps, contre la religion, et on ne voyait en elle que les abus qui s'y étaient introduits.
    En Angleterre, on n'avait point, eu l'imprudence de dépouiller le clergé de ses biens avant de lui demander le sacrifice de sa discipline et de sa hiérarchie.
    En France, on voulait tout exiger du clergé après lui avoir ôté jusqu'à l'espérance.
    En Angleterre, les opinions religieuses furent aux prises avec d'autres opinions religieuses; mais la politique, qui sentait le besoin de s'étayer de la religion, se réunit à un parti religieux qui protégeait la liberté, qui en fut protégé à son tour, et qui finit par placer la constitution de l'État sous la puissante garantie de la religion même.
    En France, où, après la destruction de l'ancien clergé, tout concourait à l'avilissement du nouveau qu'on venait de lui substituer, la politique avait armé toutes les consciences contre ses plans; et les troubles religieux qu'il s'agit d'apaiser ont été l'unique résultat des fautes et des erreurs de la politique.
    Il est essentiel d'observer que, dans ces troubles, dans ces dissensions, tout l'avantage a dû naturellement se trouver du côté des opinions mêmes que l'on avait voulu proscrire : car la conduite qui avait été tenue envers ceux qui avaient embrassé les opinions nouvelles avait décrié ces opinions, et n'avait pu qu'augmenter le respect du peuple pour celles qui tenaient à l'ancienne croyance, qui avaient reçu une nouvelle sanction du courage des ministres qui s'en étaient déclarés les défenseurs. Car, en morale, nous aimons, sinon pour nous-mêmes, du moins pour les autres, tout ce qui suppose un effort; et en fait de religion, nous sommes portés à croire les témoins qui se font égorger.
    Or, une grande maxime d'État, consacrée pur tous ceux qui ont su gouverner, est qu'il ne faut point chercher mal à propos à changer une religion établie, qui a de profondes racines dans les esprits et dans les cœurs, lorsque celte religion s'est maintenue à travers les événements et les tempêtes d'une grande révolution.
    S'il y a de l'humanité à ne point affliger la conscience des hommes, il y a une grande sagesse à ménager, dans un pays, des institutions et des maximes religieuses qui tiennent depuis longtemps aux habitudes du peuple, qui se sont mêlées à toutes ses idées, qui sont souvent son unique morale, et qui font partie de son existence.
    Le gouvernement ne pouvait donc proposer des changement