Mercure de France Septembre 1806


CONSIDÉRATIONS POLITIQUES

SUR L'ARGENT ET LE PRÊT A INTÉRÊT.


    La question du prêt â intérêt était, comme tant d'autres questions, décidée en France depuis longtemps par la religion et par la politique. Si la cupidité se permettait d'enfreindre la loi, les tribunaux veillaient pour la réprimer ;l'opinion publique, pour la flétrir : et tandis que des crimes plus directement attentatoires à l'ordre public n'étaient punis que par des supplices, et conservaient, même jusque sur l’échafaud, une sorte de grandeur qui tenait au principe qui les avait produits, le délit de l’usure , fruit d'une vile et lâche passion, soumis quelquefois à des peines afflictives, était  encore, chez la nation de l'Europe la plus désintéressée, puni par l'infamie , et livré sur les théâtres à un ridicule ineffaçable. Autre temps, autre esprit! Nos pères n'avaient connu ni l'homme, ni la société : leur sagesse était folie; leur vertu, simplicité; leurs lumières, ignorance; leur expérience, préjugé. Tout en France, préceptes religieux et maximes politiques, lois et mœurs; honneur même et probité, fut remis en problème. L'homme parut commencer, et la société tout entière fut l'inconnue que des algébristes politiques poursuivirent à travers de funestes abstractions. Les questions sur la nature de l'argent et sur son usage devinrent l'objet  des discussions les plus animées; et bientôt enfin, lorsque les honnêtes gens furent proscrits comme la faction la plus dangereuse, l'usure fut regardée comme la plus légitime des pratiques.

    Le torrent des nouvelles opinons entraîna tout. Des hommes  d'État, des écrivains  politiques avoient méconnu la raison politique des maximes religieuses; de foibles théologiens  méconnurent à leur tour les motifs religieux des lois civiles, et flottèrent entre les anciens principes et la nouvelle doctrine ; et le gouvernement à qui, par la force des circonstances, étoit principes et la nouvelle doctrines; et le gouvernement à qui, par échu la tâche effrayante de faire d'anciennes lois  avec des mœurs nouvelles, pour sortir de tant d'incertitudes, fut obligé de laisser une liberté  entière à l'intérêt conventionnel, en même-temps qu'il fixoit le taux de l'intérêt légal.
Cependant, il faut le dire, peut-être la sévérité de la doctrine chrétienne sur le prêt à intérêt, n'avoit pas toujours été justifiée par des motifs assez satisfaisans; mais la tolérance philosophique de l'usure amena des désordres intolérables. Si, dans un temps, on s'est plaint de la rigueur de la loi , un cri général s'élève aujourd'hui contre son indulgence. Le gouvernement  l'a entendu et y répond. Les discussions se réveillent preuve non équivoque qu'il reste encore, sur cette matière; quelque chose à éclaircir; car, lorsque la vérité est développée sous tous ses aspects, le combat entre les opinions cesse, le procès est terminé, et la dispute rayée du long tableau des disputes humaines.

    C'est avec beaucoup de raison que l'auteur d'un ouvrage récent { Considérations sur le Prêt à intérêt, par un jurisconsulte. Je saisis cette occasion pour remercier l'auteur, qui m'est inconnu, du présent qu'il a bien voulu me faire de son ouvrage. Il falloit du courage pour nous rappeler aujourd'hui à toute la sévérité des anciens principes; mais l'auteur le justifie par l'ordre, la clarté, l'érudition et le mérite de style avec lesquels il le développe : peut-être n'est-il pas assez publiciste pour un jurisconsulte.} sur le prêt à intérêt, a comparé la tolérance de l'usure à la tolérance du divorce.

     La religion, qui connoit ses enfans et le fonds inépuisable d'inconstance et de cupidité que renferme le cœur de l'homme, avoit placé le bonheur de l'homme dans la force répressive de la société, et posé au-devant de ses passions, comme une barrière insurmontable, la défense du divorce, et la défense du prêt à intérêt sans motifs légitimes. Une philosophie superficielle, qui regarde la société comme un frivole théâtre où les hommes se rassemblent pour leur plaisir , ou comme une maison de commerce où ils s'associent pour des spéculations de fortune, permit le divorce à la volupté, et l'usure à la passion des richesses. Elle crut que la raison naturelle de l'homme le retiendroit sur la pente rapide des tolérances, et que les peuples conserveroient des mœurs fortes malgré de foibles lois. Vain espoir ! La tolérance du divorce devint une véritable polygamie; et la tolérance de l'intérêt conventionnel, l'agiotage le plus effréné. Déjà, il a été nécessaire de restreindre dans d'étroites bornes la faculté du divorce; et bientôt il deviendra indispensable d'opposer des digues à la fureur de l'usure. Ainsi s'évanouissent de vains systèmes sur la bonté naturelle de l'homme, et sur la nécessité de céder à ses penchans pour prévenir les écarts de ses passions. Ainsi s'est justifiée dans toutes ses voies la sagesse de la religion chrétienne, et la sévérité de ses maximes sur la corruption prodigieuse du cœur humain, et sur la nécessite d'étouffer ses penchans pour arrêter ses passions; de lui commander de s'abstenir, pour le forcer à se contenir. Il faut donc, sous peine de voir la société se dissoudre, et le monde moral retomber dans le chaos, revenir à ses lois saintes et sévères qui ont fait la société , et qui la conservent. Encore un peu de temps, et nous y reviendrons peut-être sur bien d'autres points. En vain notre faiblesse en seroit épouvantée : nous en subirons, quand il le faudra le joug salutaire ; et un peuple est capable de tout recevoir , quand il a eu la patience de tout endurer.

    Lorsqu'on traite, sous les rapports politiques, du prêt à intérêt, je veux dire, lorsqu'on cherche les motifs publics en politiques des prescriptions religieuses, les questions se présentent en foule. Il faut tout éclaircir, parce qu'on a tout obscurci et ramener le lecteur aux élémens, parce qu'on a     méconnu et défiguré le principes.
    Qu'est-ce  que l'argent ?
    L'argent porte-t-il l'intérêt de sa nature ?
    Y a-t-il une raison naturelle du taux de l'intérêt; ou bien ce taux est-il laissé à l'arbitraire des hommes et au hasard des circonstances ?
     Doit-on autoriser un intérêt plus fort que l'intérêt légal ?
    Enfin, dans quelles Circonstances et à quelles condition : peut-on  prêter au taux de l'intérêt même légal ?
    Les plus grands intérêts de la société, et les devoirs les plus obligatoires., de la morale, dépendent de la décision de ces questions car on ne peut les laisser indécises; et les passions tranchent partout où la loi n'ose prononcer.
    Qu'est-ce que l'argent ?

    Tout vient de la terre, comme tout y retourne; c'est le principe le plus certain de l'économie politique, parce que c'est la volonté la plus constante de la nature : car c'est toujours à la nature morale ou physique qu'il lui faut revenir toutes les fois qu'il est question de lois pour la société, ou des besoins de l'homme.
    Que le peuple soient agricoles ou commerçan; que les hommes  soient propriétaires de terres ou possesseurs d'argent; qu'ils vivent des productions de leur esprit, ou du travail de leur corps, c'est la ferre qui les nourrit, ce sont ses produits qu'ils consomment, après les avoir obtenus par la culture. Cette vérité de fait est une base fixe de raisonnemens; un établissement, comme parle Leibnitz, sur lequel on s'appuie pour aller en avant; un axiome, enfin, qu'on laisse derrière soi, en suivant, dans ses innombrables détours, l'infinie variété des transactions humaines; mais qu'il ne faut jamais perdre de vue, même lorsqu'on s'en est le plus éloigné
    Si les peuples, si les hommes pouvoient échanger aisément les denrées qu'ils ont, contre celles qui leur manquent; ou des denrées contre les services qu'ils demandent à leurs semblables, l'argent serait inutile, et jamais les métaux n'auraient été monnoyés,
    Mais parce que ces échanges des denrées contre des services, ou contre des denrées de qualité , de poids , de volume différens; ces échanges multipliés à l'infini chez des peuples avancés, et variés comme leurs besoin, sont diffilcultueux, litigieux, impraticables, il a été nécessaire d'évaluer toutes les denrées et tous les services en une mesure commune, qui signifie  la valeur de toutes les denrées et de tous les services , et qui puisse servir, entre toutes ces valeurs différentes, inégales, de signe prompt et facile de commutation.
    Cette mesure commune et fictive, appelée en France le franc, et de divers noms dans les divers pays, a été réalisée en France, dans une pièce d'argent titrée un franc par l'autorité publique, qui lui donne cours pour cette dénomination en la marquant de son empreinte, en la donnant elle-même comme signe de la valeur des services de tout genre rendus à l'État, et en la recevant comme signe de la valeur de l'impôt qu'il exige des sujets.
    Le franc d'argent est donc, en France, le moyen universel de tous les échanges, parce qu'il est le signe public et légal de toutes les valeurs. Nous négligeons, dans ce calcul, les fractions en décimes et centimes, qui sont le dixième un le centième du franc.
    Ainsi, j'évalue cent francs une certaine quantité  de blé et mon voisin évalue soixante-dix francs une certaine; quantité de vin; et j'échange réellement et commodément mon blé contre le vin de mon voisin, en vendant mon blé cent francs, et achetant son vin soixante-dix francs.
    Ainsi un ouvrier change son travail contre des denrées, en évaluant sa journée deux francs, et  en se procurant au moyen de  cet  argent des denrées dont il a un besoin journalier.

        On voit tout de suite qu'on pourroit employer comme signe de valeur et moyen d'échange, toute autre matière que des métaux; qu'on pourroit même, à toute force, n'en employer aucune et trafiquer par simple troc de denrées contre des denrées, ou de denrées contre des services.
    Ainsi les petits propriétaires des campagnes écartées troquent souvent du blé contre du vin. Ils payent toujours en blé la main d'œuvre des forgerons et des maréchaux ferrans, pour les ouvrages de leur métier nécessaires à l'exploitation des terres. Ils payent en bêtes à laine, qu'ils gardent dans leur troupeau, ou même quelquefois en toile et en drap, une partie des salaires de leurs bergers, de leurs valets et de leurs servantes ; et presque partout dans les campagnes, on paye en blé la mouture des grains et le salaire du meunier. Ainsi dans les premiers temps, les bestiaux, bœufs ou moutons, (pécus, d'où est venu pécunia), étoit le signe des valeurs et le moyen des échanges. Encore pour le même objet, on se sert, selon Adam Smith , de sel dans l’Abyssinie ; de coquillages, dans quelques endroits de la côte de l'Inde; de morue sèche, à Terre-Neuve ; de tabac, en Virginie; de sucre, de peaux, de cuirs dans diverses contrées; et même de cloux, dans quelques villages de montagnes d'Ecosse. Je crois même que dans certaines contrées d'Afrique ou d'Asie, on se sert d'un signe purement fictif, c'est-à-dire, d'une simple dénomination, qui fait l'office de mesure commune, et qui n'est réalisé ou représenté d'aucune manière et par aucun objet matériel, comme seroit  en Angleterre , le mot sterling s'il  n'y avait aucuns métaux monnoyés

    Les raisons naturelles qui ont fait adopter d'abord, et préférer ensuite les métaux à toute autre matière sont connues de tout le monde.
    Les métaux monnayés, je le répète , ne sont donc pas considérés dans chaque société particulière, comme une valeur propre, ou quant à leur valeur intrinsèque; mais ils y font uniquement l’office de signes légaux et publics de toutes les valeurs, et de moyen commun de tous les échanges entre toutes les denrées.
    Ainsi on ne se nourrit pas, on ne s’habille pas d’or ou d’argent ; mais avec de l’argent, on se procure tout ce qui est nécessaire pour se nourrir, se vêtir, se loger, premiers et même seuls besoins naturels de l’homme physique, et qu’il a si imprudemment surchargés de tant d'autres besoins secondaires et    artificiels : passager mal avisé, qui pour un trajet de quelques jours, encombre son frêle vaisseau d’un bagage inutile, qu'il faut jeter à la mer au premier coup de vent!
    L'argent monnoyé ait donc, dans la société, l'office que les jetons font au jeu; et je prie le lecteur de faire quelque attention à cette comparaison.     
    Ainsi au jeu, l’argent est la denrée  dont les jetons sont le signe ; dans la société, toutes les productions territoriales ou industrielles, sont la denrée, dont l'argent  est lesigne.
    Ainsi l'on peut commercer avec plus ou moins d'argent, ou même sans argent  et par troc de denrées; comme on peut jouer avec plus ou moins de jetons, ou même sans jetons et argent sur table.
    Mais selon qu'il y a au jeu plus ou moins de jetons, le même jeton représente plus ou moins d’argent; et de même, selon qu'il  y a dans la société  plus ou moins d'argent  la même somme  d'argent signifie ou représente plus ou  moins de denrées
    Trop ou trop peu de jetons, met de l’embarras dans les comptes du jeu; trop ou trop peu d’argent, rend le commerce diffilcultueux et les échanges incommodes.
    S'il n'y a pas assez de jetons d’or, d’argent, de nacre, d’ivoire, etc., on peut en faire, on en fait quelquefois avec des cartes que l’on coupe en façon de jetons; et s’il n’y a pas assez d’argent dans la société, on en fait avec du papier que l’on marque en guise de monnaie.
    Pour  éviter l'inconvénient du trop grand nombre de jetons, on les réduit en fiches, en contrats, qui représentent  chacun un certain nombre de jetons, et quelquefois on finit par écrire les points; et de même, pour éviter l'inconvénient du trop grand nombre de francs monnoyés, on les réduit en écus de trois francs, de cinq francs, en pièces d'or de dix, de vingt, de quarante  francs; et enfin on les réduit  en papier de banque, de cinq cents et de mille francs.
    Ainsi le papier-monnoie est plutôt le signe d'une certaine quantité de denrées, et le papier de banque, d'une certains quantité d'argent; et sous cette dernière forme, il est le signe des plus grandes valeurs, et le moyen des plus grands échanges.
    Ainsi dans l'état ordinaire des choses, le papier-rnonnoie supplée  à la rareté du numéraire; et le papier de banque est. un remède à sa trop grande abondance.
    Mais si avec le, papier-monnoie, on ne pouvoit se procurer des denrées, ou si avec le papier de banque, on ne pouvoit a volonté se procurer de l'argent, il y auroit dans un État, un vice d'administration et un principe de ruine : comme il y auroit au jeu fraude et indigence, si un joueur ne pouvoit pas à la fin de la partie, convertir en argent les fiches, les contrats, les jetons qu'il a devant lui.

    Les hommes dans une même contrée, trafiquent beaucoup plus au moyen de l'argent. Les peuples plus éloignés les uns des autres, commercent ensemble beaucoup plus par échange de denrées. Ainsi la France envoie ou exporte ses vins , ses huiles, ses sels, ses ouvrages d'industrie ; la Suède envoie ses fers et ses cuivres; la Russie, ses chanvres et ses goudrons; l'Italie, ses soies; l'Afrique, ses blés; etc. etc. mais comme ces échanges  de denrées différentes, faits à de grande distances, par divers envois, et pour le compte de différentes maison de commerce, ne peuvent jamais être complets et définitif ; qu'au total ,un peuple envoie plus, un autre moins; l’un plus tôt, l’autre plus tard; plus dans un temps, et moins dans l’autre, il est nécessaire pour la soute des échanges et l’appoint des comptes, de faire passer, avec le moins de frais et de risques possibles , de l’argent d’une contrée dans une autre. C’est là, je crois, l’objet primitif et la raison fondamentale du commerce de la Banque considéré en général : raison déguisée presque toujours, sous d’autres services, et sur laquelle un art savant a jeté le voile d’une langue mystérieuse ; mais qui, en dernière analyse et réduite à sa plus simple expression, n’est que le moyen de faire passer avec sûreté, facilité, promptitude et économie, de l’argent d’un pays dans un autre pour la solde des comptes, en observant les différences et les rapports des valeurs monétaires usités dans les divers pays (Les sujets dans un même État ne considèrent l’argent que comme un signe; mais les étrangers qui ne le reconnaissent pas comme signe, le considèrent comme matière : et de là le danger pour un gouvernement de faire de la monnaie faible, relativement à celle des pays voisins)
     Ainsi deux commerçans de la même ville peuvent traiter ensemble sans l'intermédiaire d'un banquier ; mais il faut des banquiers entre le commerce de Paris et celui de Lyon ; et plus encore, entre le commerce de France et celui de Suède.

    Il faut observer cependant que ce que nous avons dit de l'objet primitif et essentiel de la banque, n'est vrai rigoureusement que lorsque l'argent  est considéré  seulement comme signe de valeur et moyen d’échange ; car si l’argent était regardé comme valeur lui-même et  marchandise, les banques recoivent  une autre destination, ou plutôt ajouteroient un autre service     à leur service primitif : et elles devraient    être regardées comme des magasins d'argent  où l'on iroit acheter cette denrée à un prix plus haut ou plus bas, selon les circonstances.
    Nous examinerons ailleurs si l’argent peut être considéré comme une marchandise.
    Résumons : l’argent monnoyé n’est réellement qu’un signe de valeur et un moyen d’échange. I fait dans la société l’office de signe; il est regardé comme un signe par les gouvernemens, à qui seuls appartient,  comme un attribut de haute police et un devoir de la souveraineté, le droit de le revêtir du caractère  de signe public et légal de  toutes les valeurs, et qui donnent comme signe de salaires, et le reçoivent comme signe de l'impôt.
    L’argent porte-t-il intérêt de sa nature ? Oui et non. : selon qu'il est employé comme signe de valeurs naturellement productives; ou comme signe de valeurs mortes, et qui naturellement ne produisent aucun revenu.
    Dans cette distinction fondée sur la nature et la nécessité même  des choses, est la raison de nus anciennes maximes religieuses et de nos anciennes lois civiles sur le prêt à intérêt.
    La terre est une valeur naturellement productive, soit qu’elle produise spontanément ce qui est nécessaire à la subsistance de l'homme au premier âge de la société, et à celle des animaux dont se nourrissent les peuples pasteurs, pêcheurs et chasseurs; soit qu'elle produise en partie spontanément, avec le concours de l'homme, ce qui est nécessaire à la (le l'homme agricole, et à celle des animaux qui l'aident dans ses travaux.
    Les productions de la terre, soit spontanées, soit obtenues par la culture, sont des valeurs naturellement mortes, des valeurs qui doivent être consommées, et qui loin de s'accroître, dépérissent en quantité ou en qualité; ou comme le vin, par exemple, perdent en quantité, lorsque pendant un certain temps elles gagnent en qualité.
    Ainsi j'emploie du signe à me procurer un fonds de terre ou pour parler je langage ordinaire, j'achète une terre : elle me produit annuellement un accroissement de denrées, un revenu. Donc mon argent m 'a produit un accroissement réel en denrées, ou un revenu.
    Je prête cette terre ( ce qui s'appelle louer ou bâiller à ferme ), je stipule en argent le prix du bail; c'est - à - dire que tous les ans, j'échange le produit en denrées contre une somme d’argent convenue. Donc, l’argent employé primitivement à l’acquisition de cette terre, me porte naturellement un revenu appelé intérêt, lorsqu’il est converti en argent.
    Je prête à mon voisin le signe ou l’argent  pour l’acquisition d'une terre hypothéquée au remboursement, c'est-à-dire que je l'achète réellement en tout ou partie sous le nom d’un autre, qui conserve la faculté de la racheter. Donc, mon argent peut me produire légitimement un intérêt, parce que la terre produit naturellement un revenu.   
    J'emploi le signe à acheter du blé pour ma subsistance. Cette production est une valeur morte qui dépérit bien loin de s'accroître. Donc, dans ce cas, mon argent ne me produit aucun intérêt.
    Je prête à un autre du blé pour sa consommation ou de l'argent pour en acheter . Ce blé ne lui produit aucun accroissement. Donc, mon argent  ne doit me produire aucun intérêt; je ne puis exiger que la même somme d'argent ou la même quantité de blé.
    Ce sont là les principes généraux : nous ne nous occupons pas encore des exceptions 
    Ici, j'oserai, même en fait de commerce d'argent, être d'un autre avis que M. de  Necker. « Le premier, dit ce célèbre administrateur , ch.21,t.3 de l’Administration des Finances, qui par prudence ou par avarice, voulut échanger une partie des productions de sa terre ou de son travail, contre une petite augmentation future de revenu, donna l'idée de ce qu'on  à ce qu'on appelle aujourd'hui  l'intérêt de l'argent. Ces transactions auroient pu précéder l'introduction même des monnaies : le cultivateur qui eut besoin de cent septiers de bled pour semer son champs , dût les demander à celui qui en avoit une quantité  superflue, et  dans le nombre des conventions auxquelles ces services mutuels donnèrent naissance, l'idée de payer une redevance annuelle en échange des avances qu’on sollicitait, se présenta naturellement. Cette manière si simple de lier ensemble la convenance des prêteurs et celle des emprunteurs, a multiplié les moyens de travail et concouru sans  doute efficacement  à cette activité générale qui est maintenant répendue dans toutes les société. »

    Je crois que M. Necker transporte aux premiers temps des sociétés, des combinaisons qui n'ont pu naître que dans, une société très-avancée; et ce n'est pas chez. des peuples cultivés, qu’ont dû germer les premières idées sur le    prêt à intérêt. Cette prudence, qui consiste à prévoir,  au milieu de besoins satisfaits des besoins hypothétiques, et la disette au milieu de    l'abondance; cette prudence n'est pas la première vertu des hommes à leur premier âge, ni l'avarice leur  premier vice; et celui qui ayant une quantité superflue de blé de  qu'il voyait dépérir malgré ses soins, la prêta à son voisin pour ensemencer ses terres, ne stipula pas assurément qu'il lui en rendrait  une plus grande quantité. Sans doute, au besoin , il demanda à son voisin une réciprocité de secours et  de services; mais qu'il en eût, à l'avance, fait une condition , c'est ce qui est contraire à toutes les idées que l'histoire nous a transmises des premiers hommes, et à toutes celles que donnent de leur caractère et de leurs relations, les peuples au premier âge que nous avons encore  sous les yeux. Les hommes  dans l'innocence, ou si l'on veut,    la grossièreté de leurs premières mœurs, et la simplicité de leur premières idées, bornés dans leur commerce, au troc des denrées contre des denrées ales , ou des services contre des services ( puisque M. Necker suppose que l'usage des monnaies pouvait n'avoir  pas été encore introduit) ne s'avisèrent pas de faire fructifier un produit nécessairement improductif, ni de mettre un impôt à leur profit, sur l’industrie de leur semblable, ou sur les terres de leur voisin; et sans doute ils ne firent pas alors ce qu'un homme délicat ne se permettrait pas aujourd'hui au milieu de tous les besoins du luxe et de toutes les combinaisons de la cupidité; et ce que les lois et les mœurs défendaient il y a peu d’années. Cette manière de lier ensemble la convenance des prêteurs et celle des emprunteurs, n’est pas à beaucoup près aussi simple, et ne se présente pas à l’esprit aussi naturellement que le pense M. Necker. Elle est même très-composée, et suppose beaucoup de raisonnement très-déliés, ou plutôt beaucoup de sophismes. Et quand à cette activité générale qu’elle a répandue dans toute les sociétés, je crois que M. Necker l’aurait considérée sous un autre point de vue, et qu’il aurait distingué cette activité de l’esprit qui est un principe de vie, de l’agitation des passions qui est un avant-courreur de la mort, si au lieu de traiter de l’administration des finances d’une nation, il eût traité de sa morale et de ses vertus.  
  
    Mais si le principe du commerce de l’argent avancé par M. Necker est faux, que penser de la théorie fondée tout entière sur ce principe ?
    L’argent peut donc produire légitimement un intérêt, lorsqu’il est employé comme signe à acquérir des valeurs naturellement productives.
    L’argent ne doit pas produire d’intérêt lorsqu’il est employé à acquérir des valeurs improductives pour les revendre à ceux qui en manquent, soit en nature et telles qu’ils les ont achetées, soit transformées par l’industrie en de nouvelles valeurs destinées à satisfaire de nouveaux besoins. C’est ce qu’on appelle trafic, ou commerce, proprement dit : trafic, entre des hommes rapprochés, et avec les denrées de leur pays ; commerce, entre des hommes éloignés les uns des autres, ou des peuples différents, et avec des marchandises étrangères au pays qu’ils habitent.
    Le travail des hommes pour acheter, faire venir, emmagasiner, conserver, mettre en œuvre, et transporter des denrées, mérite un salaire. Le dépérissement naturel, la perte accidentelle et éventuelle des denrées, ou le déchet inévitable qu’elles souffrent à leur transformation en valeur d’industrie, exigent un dédommagement.
    Ce salaire légitime d’un côté, ce dédommagement naturel de l’autre, sont la raison naturelle des profits légitimes du commerce des denrées même improductives.
    Ainsi, l’argent employé en fonds de terre, ou aux fonds de terre, produit légitimement un intérêt, parce que la terre produit naturellement un revenu.
    Et l’argent employé au commerce, produit légitimement un bénéfice, parce que le commerce se compose de travaux de l’homme qui méritent un salaire, employés à des valeurs dont le dépérissement exige un dédommagement.
    L’intérêt annuel de l’argent employé à la terre, peut être fixe et fixé; parce que la terre produit constamment, annuellement, et même régulièrement, dans un temps donné.
    Le bénéfice de l’argent employé au commerce, ne peut être fixe et fixé ; parce que les profits du commerce sont variables, incertains, éventuels, souvent absolument nuls, ou même parce que le commerce n’occasionne quelquefois que des pertes.
    La distinction entre intérêts qui sont fixes, et bénéfices qui sont variables, est réelle et importante. Ces deux mots expriment des idées différentes; et la confusion des mots et des idées sur cette matière, a été la source de faux raisonnements en morale, et de fausses opérations en politiques.
    C’est là tout le mystère de ces deux axiomes célèbres dans l’école,  lucrum cessans et damnum emergens, qui renferment toute la doctrine de la religion sur l’usage de l’argent, et les conditions auxquelles nos lois anciennes permettaient le prêter à profit. Car, si je ne retire pas un intérêt d’un argent prêté pour acquisitions de fonds, qui produit naturellement un revenu, il y a lucum cessans, absence de profit naturel; et si je ne retire pas un juste dédommagement d’un argent placé dans un commerce qui se compose de salaires et de pertes, il y a domnum emergens, c’est-à-dire dommage imminent.
    Quel doit être le taux et l’intérêt annuel ?
    A peu près, et autant qu’il est possible, le même que la quotité du revenu annuel des terres.
    Cette proposition suit nécessairement des principes que nous avons développés.
    En effet, si l’argent est signe des valeurs productives, l’intérêt, ou l’accroissement de l’argent, doit être signe de la production, ou de l »accroissement de ces valeurs.

    Cette base est prise dans la nature des choses : donc elle est raisonnable. Elle est fixe : donc elle peut être légale; je veux dire, l’objet d’une loi.
    Par la raison contraire, l’intérêt de l’argent ne peut être fixé d’après les bénéfices du commerce, parce que ces bénéfices ne sont pas naturellement fixes; que souvent ils se changent en pertes réelles, et qu’on ne peut asseoir une détermination positive, sur une valeur éventuellement négative.
    Or, en considérant le produit des fonds de terre en France et dans l’universalité de ses provinces; en compensant la stérilité des unes par la fertilité des autres; le bas prix des cultures dans quelques pays, par la cherté des cultures dans d’autres pays; la casualité de quelques productions, par la régularité de quelques autres,, et les mauvaises années par les bonnes, on peut évaluer à peu près et en général de quatre à cinq pour cent, ou du vingtième au vingt-cinquième du capital, la quotité du produit des fonds (tous produits estimés), déduction faite autant qu’elle peut se faire, des avances, des travaux, des charges, des accidents, des non valeurs, etc.. Je dis autant qu’elle peut se faire; car les agriculteurs savent qu’il est impossible de fixer au juste le produit net de la plus petite exploitation.
    Cette quotité du revenu territorial est avoué par les propriétaires, puisqu’elle sert de base ordinaire aux acquisitions de gré à gré; et elle semble reconnue du gouvernement, qui prend un impôt foncier, à peu près la même quotité que les fonds produisant un revenu.
    Si les fonds cultivés par des fermiers rapportent un peu moins au propriétaire, les fonds exploité par le propriétaire lui-même produisent un peu plus : ce qui établit l’équilibre entre les produits de toutes les terres.
    Si même l’on considère l’homme, moyen nécessaire de la production de la terre, et sa force active comme un capital productif qui dure environ quarante ans, depuis l’âge de vingt ans jusqu’à celui de soixante, on peut remarquer que ce capital donne annuellement un quarantième de sa valeur totale: quotité de produit qui est en proportion avec celui de la terre fixé au vingtième, parce que la force de l’homme est un capital viager dont le produit est toujours double de celui que donne un capital perpétuel.
    Il semble même qu’il y ait partout une balance proportionnelle entre la quotité du produit des terres, et la quotité du travail de l’homme; car, là où le sol donne les produits les plus considérables, comme dans nos colonies à sucre, l’homme épuisé par une chaleur excessive, fait moins de travail, et dépense plutôt sa quantité de forces.
    Je ne sais pas même si les bénéfices légitimes d’un commerce honnête et réglé s’élèvent plus haut que cinq pour cent de sa mise, en considérant l’universalité des opérations dans un pays tel que la France, et avec tous ses profits et toutes ses pertes. Il faudrait, pour décider cette question, savoir si un compagnie d’assurance, prenant à son compte tous les profits, toutes les pertes, et toutes les dépenses, voudrait doubler au bout de vingt ans la mise première de fonds d’un certain nombre de commerçants, qui auraient fait séparément un commerce quelconque pendant cet espace de temps. Je dis le commerce, et non un brigandage, ou, dix fois par an, on joue à croix ou pile sa fortune et celle d’autrui.
    D’ailleurs, si les bénéfices du commerce s’élevaient en général et régulièrement beaucoup au-dessus du revenu des terres, il serait d’une sage administration de les ramener à l’égalité; soit en favorisant de tous ses moyens, la culture des terres; soit en contenant les spéculations du commerce dans les bornes de l’utilité générale. Autrement, le commerce prendrait le pas sur la propriété foncière; et le commerçant serait politiquement plus considéré que le propriétaire des terres; les terres seraient abandonnées pour le comptoir; et l’argent, exclusivement réservé pour les entreprises mercantiles, ne vivifieraient plus l’agriculture, première et noble occupation de l’homme, mère nourricière du genre humain, et le fondement de toutes les ressources, de toutes les forces, de toutes les vertus de la société. (Ce n’étaient pas des hommes d’État, les écrivains qui, dans le siècle dernier, ont mis la culture à blé au-dessus de la culture pastorale, en conseillant à tort et à travers le défrichement des terres, et le partage des communaux, la plus funeste de toutes les opérations. La culture pastorale, plus sûrement et plus longtemps productive, conserve la jeunesse primitive de la terre, et entretient sa parure, la verdure et les bois. La culture agricole use la terre et la dépare. L’homme pasteur et chasseur par conséquent, est, pour ainsi dire, toujours sous la tente, plus sobre, plus sain, plus robuste, plus marcheur, moins attaché à la terre, moins avare et plus disponible pour les besoins de la société ! On se rapproche de ces vérités. Le gouvernement encourage l’éducation des troupeaux, la culture des prairies artificielles; mais la diminution du bois dans certaines provinces est effrayante; le commerce et le luxe le consomment, et ne sauraient les reproduire. Le charbon de terre y supplée dans quelques endroits; mais ce combustible fût-il aussi sain que l’autre, noircit tout, répand une odeur désagréable, attriste l’homme, et à la longue altère l’humeur d’une nation.)
    Il serait donc contre la nature des choses et par conséquent contraire à l’intérêt de la société, que là où le sol ne produirait annuellement pour le propriétaire qu’un vingtième, l’argent rapportât un dixième, un cinquième, un quart.

    Le gouvernement ne doit donc pas permettre, que par des conventions particulières, l’intérêt s’élève au-dessus du taux légal; mais il doit toujours le laisser tomber au-dessous; parce que plus la propriété du sol prend d’avantages sur la possession de l’argent, plus la condition du propriétaire est estimée et recherchée, plus on cherche à passer de l’état mobile de capitaliste à l’état fixe et assuré de propriétaire.
    Je n’examine pas ici si les gouvernements ont toujours pris le produit présumé des terres pour base de l’intérêt de l’argent, parce que je cherche des raisons plutôt que je ne discute des exemples; et d’ailleurs, je parle des circonstances ordinaires et régulières où les gouvernements doivent se placer, et non des circonstances extraordinaires, et, si l’on peut dire, révolutionnaires où les événements peuvent les jeter.
    Au reste, on ne doit jamais perdre de vue que les calculs qui ont trait à l’économie politique, ne sont pas susceptibles d’une précision géométrique. Dans la science des nombres et de l’étendue, comme dans toute science physique, on sépare les objets pour les compter un à un, ou les mesurer toise à toise; et les plus grandes opérations d’arithmétique ou de géométrie pratique, ne sont jamais que des additions d’unités. Mais dans la science de la société qui est une science morale, parce que l’être moral en est l’élément nécessaire, il faut écarter les individualités pour opérer sur le général. Tout ce qu’il y a de vrai en théorie, est vrai d’une vérité générale; tout ce qu’il y a de certain dans la pratique, est certain d’une certitude morale, et il faut bien distinguer les abstractions qui sont des généralités qui ne s’appliquent à rien, des moralités qui sont des généralités qui s’appliquent à tout. (Les hommes naissent et vivent égaux en droit, est une proposition abstraite qui ne s’applique à rien; le pouvoir est essentiellement bon, est une propositions, dont la vérité morale, indépendante de l’individu qui exerce le pouvoir, s’applique à toute la société)
    Nous touchons enfin à la question de l’usure; soit qu’on la considère comme un intérêt qui excède le taux de l’intérêt légal ou comme un bénéfice qui excède les bornes d’un profit légitime.
    Ainsi celui qui prête à dix, vingt et trente pour cent, sur des fonds de terre qui en produisent tout au plus cinq ; celui qui prête à un intérêt quelconque des denrées uniquement destinées à la consommation de celui qui les emprunte, et qui dépérissent bien loin de produire aucun revenu, ou qui prête de l’argent pour en acheter ; celui qui retire un bénéfice d’un argent prêté pour un commerce dont les profits ont été moindre que l’intérêt exigé, ou qui même n’a occasionné que des pertes : tous ceux-là, dis-je, sont des hommes injustes, qui, sans courir aucun risque, ni se livrer à aucun travail, veulent que la terre produise, pour eux seuls, deux, trois ou quatre fois plus qu’elle ne produit pour celui qui la cultive à la sueur de son front, et court toutes les chances de perte ; qui veulent que des produits improductifs de leur nature, et pour celui qui les consomme, soient fructueux pour eux seuls; qui veulent enfin retirer un bénéfice de la ruine de leur débiteur, et profiter même sur l’infortune. C’est là le crime religieux et politique de l’usure, considérée comme un crime par les Domat et le Pothler, comme par Bossuet; et puni comme un crime par nos anciennes cous de justice ; c’est à dire par les tribunaux du monde où il y a eu le plus de lumières, de probité et de dignité. C’est là le quoestuosa ségnitia, une oisiveté féconde, comme l’appelle Pline l’ancien, un assassinat, pour parler avec Caton (Quid est foenerare, demandait-on à Caton ? Quid est occidere, répndit-il) ; et l’usurier considéré sous ce point de vue est un tyran qui tourmente la nature et l’humanité.
    Aussi le propriétaire qui retire cinq pour payer vingt ; le consommateur qui ne retire rien pour payer beaucoup ; le commerçant seul à supporter des pertes là où le prêteur ne trouve que des profits, emploient annuellement leur capital à couvrir l’excédent des intérêts ; et la ruine entière des agriculteurs et de l’agriculture, des commerçants et du commerce , est la suite prochaine et infaillible des pareilles opérations.
    Le propriétaire forcé d’emprunter est arriéré beaucoup plutôt, si l’intérêt, au lieu d’être stipulé en argent, est convenu en denrées, toujours livrées au plus bas prix pour être vendues au plus haut ; sorte de prêt extrêmement commun aujourd’hui, et l’une des plus cruelles vexations que les villes puissent exercer sur les campagnes qui les nourrissent.
    La ruine de l’emprunteur est encore plus prompte, si l’intérêt au lieu d’être payé à terme et au bout de la jouissance convenue du capital, est payé d’avance et retenu sur le capital  prêté : parce qu’alors l’emprunteur supporte l’intérêt de l’intérêt. Cette manière de prêter est un subterfuge dont les prêteurs usent pour déguiser leurs exactions : subterfuge d’autant plus coupable qu’il donne l’apparence d’un prêt gratuit, quelquefois à l’usure la plus révoltante.
    Mais la cupidité pour échapper aux conséquences, dénature le principe, et veut faire regarder l’argent comme une marchandise, soumise comme les autres à toutes les variations de prix qui naissent de sa rareté ou de son abondance. Cette opinion qui eût paru monstrueuse autrefois, avancée par des écrivains à grande réputation, adoptée par des hommes État accrédités, a fait fortune dans le siècle dernier, comme toutes les nouvelles opinions.
    Sans doute l’or et l’argent seraient marchandises, et ne seraient pas autre chose, s’il n’étaient employés, comme le fer ou les pierres précieuses, qu’à des ouvrages d’art et à des objets de luxe ; mais comme cette destination des métaux précieux n’est que purement accessoire dans nos sociétés de celle qu’ils ont reçue comme signe de valeurs ; et que la quantité de métaux monnayés est infiniment supérieurs à celle des métaux ouvragés, on ne peut, sans bouleverser tous les rapports commerciaux, étendre aux métaux-signes le raisonnement et les opérations que l’on fait sur les métaux-matière ; encore faut-il observer , comme une inconséquence du système que je combats, que les métaux-matière ont un prix beaucoup plus fixe que les métaux-signe, puisque l’once d’or ou d’argent a un prix fixe et qui varié peu dans le commerce, et que l’intérêt de l’argent varie depuis cinq jusqu’à trente pour cent, et même davantage.
    D’ailleurs, la vente de cette marchandise ne ressemble en rien à la vente des autres denrées auxquelles on veut l’assimiler. Dans les ventes ordinaires, la propriété pleine et entière de la chose vendue passe sur la tête de l’acheteur, moyennant le prix qu’il en a payé une fois. Dans celle-ci, la propriété reste sur la tête du vendeur ; puisqu’il faut que la chose vendue lui revienne avec un accroissement annuel qu’on veut faire regarder comme le prix de la vente, quoiqu’il ne représente évidemment qu’une petite partie de la chose vendue, le cinquième, le dixième, le vingtième, etc.. Le vendeur livre sans donner, l’acheteur reçoit sans retenir. Les denrées ordinaires sont vendues à tout homme qui les paye, et quelquefois plus cher au riche qu’au pauvre. Au lieu que l’argent qui se vend, dit-on, mais qui cependant ne se paye pas, est toujours vendu plus cher au pauvre qu’au riche, parce que le prêteur calcule ses bénéfices sur les risques qu’il a à courir, toujours plus grands de la part de débiteur mal-aisé. Aussi, tandis que sur les places de Lyon ou de Bordeaux, le millionnaire trouve de l’argent à six et à sept par an, le trafiquant des petites villes ou le propriétaire des campagnes, ne peut trouver au-dessous d’un et demi ou de deux par mois; et l’opulence le paye bien moins cher que le besoin.

    Au fond, quelle est cette marchandise que personne n’a acheté et que tout le monde veut revendre ? Le gouvernement seul achète la matière de l’or ou de l’argent, pour en faire de la monnaie et la marquer de son emprunte ; mais il l’achète avec l’argent que fournissent les sujets, puisqu’il n’en a pas d’autre à sa disposition. Il l’a fait fabriquer dans les hôtels des monnaies qui sont une propriété de la société, et par des ouvriers salariés sur les impôts qu’elle paye. État en corps qui comprend tous les particuliers a donc acheté les métaux, et payé les frais de monnayage. Une fois l’argent fabriqué en monnaie, le gouvernement loin de le vendre, s’en sert au contraire pour acheter lui-même  et payer les services rendus à État, dans l’Église, dans les tribunaux, dans les armes, dans l’administration? Ceux qui le reçoivent à ce titre, en achètent à leur tour, et en payent les choses et les services qui leur sont nécessaires ; et l’argent découlant du trésor public comme de sa source, se répand comme une eau bienfaisante jusque dans les derniers canaux de la circulation générale. Tout le monde a reçu l’argent comme signe ; tout le monde doit donner l’argent comme signe. Gratis accepistis, gratis date, peut-on dire ici ; l’argent doit passer du sujet au sujet, au même titre qu’il a passé du prince au sujet; et si j’ose dire, le crime de dénature le principe de l’argent monnayé est aussi grand, et bien plus funeste que le crime si justement puni, d’en contrefaire l’empreinte ou d’en altérer le poids. Mais si le gouvernement a pris sur l’impôt payé par le corps des sujets, le prix d’achat de la matière et les frais de fabrication, nous avons donc tous acheté une fois, et revendu en détail à l’emprunteur ce qu’il a payé en gros : revendre à chacun ce qui est à tous, et au particulier ce qui appartient au corps de la société, est une sorte de simonie politique qu’aucun sophisme ne peut déguiser, qu’aucune considération ne peut excuser.
    Je reviens à la comparaison de l’argent et des jetons : le gouvernement qui achète la matière de l’argent pour en faire des signes de valeur et des moyens d’échange qui puissent faciliter le commerce entre ses sujets, fait comme le maître de maison qui achète des jetons pour donner à jouer : avec cette différence que les joueurs ne payent pas les jetons, et que les sujets au fond ont payé l’argent. Mais s’il était reçu dans les maisons où l’on donne à jouer, que l’on fit payer l’usage des jetons, comme on fait payer l’usage des cartes, les joueurs seraient obligés d’augmenter leur jeu sans profit pour eux, et pour pouvoir couvrir le prix des jetons et des cartes, ou de jouer seulement le prix des jetons et des cartes ; et tout le bénéfice du jeu comme toute la peine des joueurs serait pour le maître de la maison. De même, s’il faut commencer par acheter le signe qui sert à l’échange des denrées, le prix des denrées augmente pour pouvoir couvrir le prix de l’argent. Il augmente en pure perte pour le commerçant et le consommateur; et tout le bénéfice du commerce, tout le travail du cultivateur, sont au seul profit du prêteur, ou plutôt du marchand d’argent.
    Et qu’on y prenne garde, lorsque l’argent n’est plus signe des valeurs et moyen d’échange entre les denrées, mais valeur lui-même et denrée, les denrées elles-mêmes ne sont plus que signe de valeur de l’argent et moyen d’échange de cette denrée. C’est ce qu’on a vu à découvert en France, et sur-tout à Paris, au temps du maximum, lorsqu’avec des quantités fictives de marchandises de toute espèce, naturelles ou industrielles, sel, poivre, amidon, tabac, etc. ; des quantités que tout le monde supposait, qui n’existait nulle part, et dont la valeur idéale passait de l’un à l’autre avec une prodigieuse rapidité, on se procurait l’argent qui avait cours alors, je veux dire les assignats, le peu de numéraire qui était en circulation. Cet effet est moins sensible aujourd’hui ; mais il n’en est pas moins réel partout où l’argent monnayé est détourné de son office naturel de signe moyen d’échange entre les denrées, est denrée lui-même, et la plus chère de toutes.
    Tant que l’argent n’est que signe de toutes les valeurs en fonds, en production, en services; tout, fonds, productions et services, augmente ou diminue insensiblement, graduellement, sans secousses, sans révolutions, et seulement à mesure et dans la même proportion que la quantité du signe (cette cause d’accroissement des valeurs assignée par des écrivains respectable est combattue par d’autres, même par des exemples contraires. Mais ceux qui les citent me paraissent avoir négligé les circonstances politiques, et les événements extraordinaires qui modifient si puissamment la marche ordinaire et naturelle des choses.) augmente ou diminue. Les rapports entre les diverses choses et les diverses personnes restent les mêmes. Si le blé coûte un tiers de plus, le drap est d’un tiers plus cher ; le propriétaire qui retirait cinq mille francs d’un fonds de terre évalué cent mille francs, retire quinze mille francs de ce même fonds évalué trois cent mille francs; et l’ouvrier qui gagnait dix sols par jour en gagne trente. Toutes les proportions, tous les rapports sont maintenus, tout est dans l’ordre; car l’ordre est le maintien des proportions et des rapports. Alors ceux qui gagnent l’argent par un travail journalier, peuvent se procurer  les productions dont ils ont journellement besoin; ceux qui peuvent vivre avec le revenu de leurs capitaux, cherchent à acquérir des fonds de terre, des fonds productifs; parce que le revenu des terres est à-peu-près aussi fort que l’intérêt de l’argent, qu’il est toujours plus assuré, et que le capital lui-même est le plus à l’abri des événements. Mais quand tout le monde veut acheter, personne ne veut vendre. Les terres sont donc à un haut prix relativement aux denrées. Tous les citoyens aspirent donc à devenir, de possesseur d’argent, propriétaires de terres; c’est-à-dire, à passer de l’état politique mobile et dépendant, à l’état fixe et indépendant : direction de l’esprit public la plus heureuse, la plus morale, la plus opposée à l’esprit de cupidité et de révolution ; et celle qu’il importe le plus au gouvernement d’encourager comme la source de beaucoup de vertus publiques et privées, et le plus puissant moyen de développement de toutes les forces de la société.
    Mais quand l’argent est marchandise, ceux qui en ont cherchent à l’élever au plus haut prix; et comme il ne peut y avoir pour cette denrée la proportion entre la quantité et le besoin, qu’il y a pour toutes les autres, parce qu’elle n’est pas réellement une denrée, et que la quantité suffisante comme signe, est insuffisante comme marchandise ; comme il y a très peu de vendeurs et beaucoup d’acheteurs, il n’y a pas assez de concurrence pour en faire baisser le prix. Les denrées s’élèvent donc pour atteindre, si elles peuvent, le prix de l’argent ; les salaires, pour atteindre le prix des denrées ; l’impôt, pour se mettre au niveau du prix des denrées et des salaires. Tout monte par secousses brusques, désordonnées; et une progression de toutes les valeurs, irrégulière et forcée ; un déplacement de tous les rapports sur lesquels repose l’aisance et la fortune, éveille l’homme cupide, déconcerte et tourmente l’homme modéré. Cependant, comme l’intérêt ou plutôt le prix de l’argent, est infiniment plus fort que le produit des terres, tout le monde veut vendre des terres pour se procurer de l’argent qu’on puisse vendre. Au lieu d’acheter des terres avec de l’argent, on achète de l’argent avec des terres. Mais lorsque tout le monde veut vendre, personne ne veut acheter. Les productions de la terre ou de l’industrie, tendent à s’élever au plus haut prix, et les terres elles-mêmes à tomber au plus bas ; ou plutôt elles ne peuvent se vendre à aucun prix, et l’on achète ce que la misère délaisse ou ce que donnent les révolutions. Tout le monde aspire donc à passer de l’état fixe et indépendant de propriétaire de terre à l’état, mobile et précaire de possesseur d’argent. On remarque une disposition générale d’émigration de son bien, du bien des pères, de sa famille, de sa contrée; une inquiétude vague; le désir du changement tourmente les propriétaires; on se plaint d’être attaché à la glèbe, qui avec tant de soins, de travaux, d’accidents, de frais, de charges, laisse si peu de produits disponibles pour le luxe et pour les plaisirs : situation des esprits la plus dangereuse de toutes, et destructive dans tout État, et particulièrement dans tout État agricole, de toute fortune publique et privée.
    Et cependant ceux qui ont eu le malheur d’emprunter de l’argent, ou plutôt d’en acheter, sont contraints de le payer. Les propriétaires abandonnent leurs biens à leurs créanciers; les commerçants manquent à leurs engagements. Les murs se couvrent d’affiches de vente par l’autorité judiciaire, et d’affiches de bilans. Ce n’est partout que malheurs et scandales. Le commerce des terres ne va plus que par expropriations forcées ; et le commerce des productions ne va plus que par banqueroutes. Et je ne parle ici que des effets extérieurs et commerciaux de la vente de l’argent. Que serait-ce si je considérais son influence sur le moral de l’homme, et les habitudes d’une nation ! Cette cupidité dévorante, universelle, qui s’alimente par une circulation rapide et forcée ; cette soif inextinguible de l’or qui s’allume à la vue de l’or, estimé non parce qu’il est rare, mais parce qu’il est cher; cette ardeur démesurée de s’enrichir qui gagne jusqu’aux dernières classes du peuple, produit dans quelques-uns des désordres épouvantables et des crimes inouïs ; dans quelques autres, l’égoïsme le plus froid et le plus dur ; dans presque tous, un refroidissement universel de la charité, une extinction totale de tout sentiment généreux ; et transforme insensiblement la nation la plus désintéressée et la plus aimante, en un peuple d’agioteurs qui, dans les événements de la société, ne voient que des chances de gain ou de perte, en une troupe d’ennemis qui s’arment les uns contre les autres des malheurs publics et des infortunes privées.
    Nous traiterons dans un autre article des conditions du prêt à intérêt ou à bénéfice.

    De Bonald