Mercure de France ; Février 1806

SUR LES JUIFS
Plusieurs articles sur les Juifs, insérés récemment au Publiciste, ont donné lieu à celui que le lecteur a sous les yeux.

    Depuis assez longtemps les Juifs sont l'objet de la bienveillance des philosophes, et de l'attention des gouvernements.
    Dans ces divers sentiments, il entre de la philanthropie , de l'indifférence pour toutes les religions, et peut-être aussi un peu de vieille haine contre le christianisme, pour qui l'état malheureux des Juifs est une preuve, qu'on voudrait, avant le temps, faire disparaître.
    Ces dispositions , pour ou contre les Juifs, sont plus sensibles en Allemagne, où les Juifs se sont extrêmement multipliés, à la faveur de plusieurs causes politiques et religieuses; et sans doute aussi que ce peuple voyageur, dans sa marche insensible de l'Asie vers l'Europe, a dû s'arrêter d'abord aux contrées européennes plus voisines de l'Orient, et des lieux qui ont été son berceau.
    Ce qu'il peut y avoir des vues secrètes de quelque parti, dans les réclamations en faveur des Juifs, doit aussi trouver les esprits mieux disposés en Allemagne, où des opinions déjà décréditées parmi nous, auront cours encore pendant un siècle; car il en est dans ce pays des opinions qui ont vieilli en France, à-peu-prés comme des écus au soleil de Louis XIV, qu'on y retrouve dans la circulation, et qu'on ne voit plus en France que dans les cabinets des curieux.
    Quand je dis que les Juifs sont l'objet de. la bienveillance des. philosophes , il faut en excepter le chef de l'école philosophique du XVIII° siècle, Voltaire, qui, toute sa vie, a montré une aversion décidée contre ce peuplé infortuné. Elle lui attira même de la part d'un savant, qui prit le nom des Juifs Portugais , et en soutint le personnage avec beaucoup de politesse, d'esprit et d'érudition, une réponse mortifiante, et que Voltaire supporta très-impatiemment. Il est probable que cet homme célèbre ne haïssait dans les Juifs que les dépositaires et les témoins de la vérité de la révélation qu'il avait juré d'anéantir. Ce qui le prouverait , c'est que dans le même temps, il avait rêvé le projet de rebâtir le Temple de Jérusalem, éternel objet des vœux et des regrets des Juifs. On sait qu'il voulut intéresser quelques souverains à cette entreprise insensée , et même inutile à l'objet qu'il se proposait; car les oracles divins qu'il voulait faire mentir, prononcent la destruction totale du Temple, et ne disent rien sur sa reconstruction; et Voltaire judaïsait lui - même , en ne voyant pas que c'est le rétablissement. du culte mosaïque figuré par le Temple, qui est incompatible avec l'existence de la religion chrétienne, et non la restauration matérielle d'un édifice auquel aucun intérêt ne peut plus rattacher.
    Quoi qu'il en soit, dés 1783, l'Académie de Metz proposa au concours la question de l'amélioration du sort des Juifs. Je ne sais quels furent les termes précis du programme; mais il est permis de conjecturer, d'après la tendance des idées de ce temps qu'il y était beaucoup plus question d'améliorer la condition politique des Juifs, que de changer, leur état moral et de les améliorer eux - mêmes. Le grand Livre en politique et en morale nous dit :"Cherchez premièrement la justice, et les autres choses vous seront données comme par surcroît." La philosophie économiste qui dominait alors, renversait cette maxime , et disait à-peu-près aux gouvernements : "Cherchez premièrement à rendre vos peuples riches et même souverains ; et la morale et la vertu viendront ensuite comme d'elles-mêmes." C'est par cette même disposition qu'on s'occupait beaucoup plus à rendre les prisons saines et commodes, qu'à diminuer les causes qui les remplissaient de malfaiteurs, et que l'opinion donnait à l'ouvrage anglais De la Richesse des Nations, une vogue bien au-dessus de son mérite réel , et que n'aurait certainement pas obtenue un ouvrage bien plus moral qui eût paru sous le titre De la Vertu considérée dans les Nations.
    Enfin , la philosophie , lasse de ne régner que dans la littérature , prit les rênes du gouvernement politique en France, ou plutôt en Europe, que la. France a toujours dominée par ses armes, ses opinions ou ses exemples ; et elle put donner un libre essor à ses projets de perfectionnement et de bienveillance universelle. Les Juifs furent les premiers objets de ses affections philanthropiques ; et l'Assemblée constituante , forçant toutes les barrières que la religion et la politique avaient élevées entr'eux et les Chrétiens, appela les Juifs à jouir des bienfaits de la nouvelle constitution qu'elle croyait de bonne foi donner à la France, et provisoirement les déclara citoyens actifs de l'Empire Français: titre qui , avec la contemplation des droits de l'homme nouvellement décrétés, était alors regardé comme le plus haut degré d'honneur et de béatitude auquel une créature humaine pat prétendre !
    Jusqu'alors les Juifs avaient joui en France des facultés générales dont les gouvernements civilisés garantissent aux hommes le libre exercice , et qui étaient compatibles avec la religion et les mœurs d'un Peuple en guerre ouverte avec la religion et les mœurs de tous les peuples. Les Juifs étaient protégés en France dans leurs personnes et dans leurs biens, comme les régnicoles , comme les étrangers , comme les Suisses, moins étrangers à la France que les juifs ; et hors le service militaire, que les Juifs n'étaient pas jaloux de partager , et qui même , pour les Suisses, était plutôt une condition imposée à la nation Helvétique par des traités, qu'une faveur accordée aux individus, je ne vois pas que les Suisses, qui n'étaient en France , ni magistrats , ni administrateurs, ni ecclésiastiques , ni même par le fait propriétaires, jouissent, en vertu des lois, de beaucoup plus de droits que les Juifs. On peut même remarquer que tous les gouvernements chrétiens accordaient aux Juifs, partout où ils étaient établis, le libre exercice de leur culte; qu'ils refusaient souvent à leurs propres sujets qui n'étaient pas de la religion dominante. Mais les Juifs étaient repoussés par nos mœurs beaucoup plus qu'ils n'étaient opprimés par nos lois. Des souvenirs religieux, naturels à des Chrétiens, les poursuivaient plutôt que des considérations politiques; et l'Assemblée constituante faisait à leur égard, comme au nôtre , la faute énorme et volontaire de mettre ses lois en contradiction avec la religion et les mœurs, appelant de tous côtés les résistances pour les combattre, et provoquant toutes les irritations, pour avoir un prétexte de déployer toutes les rigueurs.
    Mais ce n'était pas seulement l'exercice dés facultés naturelles des sujets d'une monarchie, que le décret de l'Assemblée constituante permettait aux Juifs. Ils devaient bientôt, comme citoyens actifs, être appelés à la participation du pouvoir lui-même, que l'Assemblée jetait au peuple , comme les largesses qu'on lui fait aux jours de fête sur les places publiques , et qui, disputées un moment par les faibles, sont bientôt ravies par les plus forts: Cependant ce décret confondu dans la foule des autres décrets d'un intérêt plus direct pour le grand nombre des Français, fut peu remarqué en France, où il n'y avait proprement de Juifs que dans une province demi- allemande , et située à l'extrémité du royaume. Nul doute que , si les Juifs eussent été aussi nombreux dons les autres provinces qu'ils l'étaient en Alsace , les amis des Juifs n'eussent eu, tôt ou tard , à se reprocher, comme les amis des Noirs , la précipitation avec laquelle ils appelaient à la liberté , qui alors était la domination, un peuple toujours étranger, là même où il est établi ; et qui avait aussi à venger l'irrémissible offense d'une longue proscription. Je ne rapproche pas les personnes , mais le compare les passions ; et la cupidité qui attente par les moyens de ruse à la propriété d'autrui , est soeur de la férocité qui attente à la vie par la violence. Les Juifs, s'ils tussent été partout répandus en France, unis entr'eux, comme tous ceux qui souffrent pour une même cause , et d'intelligence avec les Juifs étrangers, auraient fait servir leurs richesses à acquérir une grande influence dans les élections populaires , et auraient fait servir leur influence à acquérir de nouvelles richesses. Je crois que, jusqu'à présent , plus pressés de s'enrichir que de dominer , ils ont réalisé en partie cette conjecture, en employant leurs capitaux à de grandes acquisitions.
    Mais que pouvaient être des considérations de prudence , de politique , de prévoyance pour un parti , duquel, chaque jour, la raison reçut un démenti , la morale un affront , la justice un outrage, qui semblait avoir pris la société à détruire , comme des ouvriers prennent un édifice à détruire , et qui poursuivait cette funeste tâche avec toute la violence que laisse aux passions l'état sauvage, et tout l'artifice que l'esprit acquiert dans l'état civilisé.
    Cependant il s'était passé en Alsace , quelques années auparavant un événement qui aurait dû inspirer un peu plus de circonspection à ces législateurs inconsidérés .
    Vers les années 1777 ou 1 778, les cultivateurs d'Alsace accablés alors, comme ils le sont aujourd'hui par les exactions usuraires des Juifs, avaient tenté, dans leur désespoir, un moyen illégitime de s'en affranchir; et un habile faussaire avait, à ce qu'il parait, parcouru la province, et muni de fausses décharges un grand nombre de débiteurs. Sans doute les Juifs redoutèrent les tribunaux d'un pays où ils étaient en horreur; ou peut-être le grand nombre d'affaires du même genre rendait le recours à la justice ordinaire trop lent et trop dispendieux. Quoi qu'il en soit , les créanciers préférèrent de porter leurs plaintes à l'autorité supérieure ; et l'on peut croire aussi que les arguments irrésistibles , comme dit Figaro , dont les Juifs ont toujours les poches pleines, devaient être plus favorablement écoutés des bureaux de l'administration, que des compagnies de magistrature. Un bailli d'Alsace entreprit la défense de ses malheureux compatriotes. Il ne chercha point à excuser leur faute ; mais à intéresser le gouvernement en leur faveur par le tableau des vexations que les Juifs exerçaient, de l'extrême misère à laquelle ils avaient réduit leurs débiteurs. Le mémoire fut imprimé en 1779 , sous le titre d'Observations d'un Alsacien sur l'affaire présente des Juifs d'Alsace. Les Juifs eurent le crédit de faire mettre le bailli en prison ; et vraisemblablement l'affaire fut assoupie , ou arrangée à leur salification, puisque le mémoire ne fut réimprimé à Neuchâtel qu'en 1790, quelques mois après la translation à Paris de l'Assemblée constituante, où le bailli avait été nommé député. Ce mémoire, d'où ces détails sont extraits, contient des faits curieux relatifs aux manœuvres des Juifs et à leur prodigieuse multiplication en Alsace. L'auteur, qui parait très instruit des intérêts de son pays avance qu'en 1689 il n'y avait en Alsace que 579 familles juives ; qu'en 1716, c'est - à -dire 27 ans après, il y en avait 1348 ; et qu'au temps où écrit, il y a soixante ménages juifs, là où en 1716 il n'y en avait que deux, et que dans plusieurs villages leur nombre excède celui des Chrétiens. J'ignore s'il fut question de cette affaire dans une assemblée occupée de tant d'autres affaires plus importantes, et qui pouvait regarder celle-la comme terminée. Il est heureux, sans doute qu'elle n'y ait point été discutée. A tous les scandales qu'a donnés à l'Europe cette assemblée à jamais fameuse , elle eût ajouté celui de maintenir contre de malheureux paysans, des créances formées aux trois quarts par l'accumulation rapide d'intérêts usuraires. On eût vu les mêmes législateurs dans le même temps qu'ils supprimaient la féodalité nobiliaire, tombée en désuétude dans tout ce qu'elle pouvait avoir eu de personnel et d'avilissant, couvrir de toute leur protection cette nouvelle; féodalité des Juifs , véritables hauts et puisants seigneurs de l'Alsace, où ils perçoivent autant dîme et les redevances seigneuriales; et certes, si dans la langue philosophique, féodal est synonyme d'oppressif et d'odieux, je ne connais rien de plus féodal pour une province que onze millions d'hypothèques envers des usuriers.
    Voilà ce que la philosophie a fait en France en faveur des Juifs; et c'est même leur faute, ou plutôt la faute de leur petit nombre , s'ils n'en ont pas mieux profité. En Allemagne, où la politique a un peu mieux disputé le terrain , les Juifs n'ont encore obtenu jusqu'à présent , que l'abolition d'une taxe personnelle, sorte capitation plus avilissante qu'onéreuse, à laquelle ils étaient spécialement soumis; et qui formait même un des revenus propres de la dignité impériale. Cependant, en même temps que le gouvernement autrichien a affranchi les Juifs de cette contribution, il a porté des lois sévères contre les monopoles qu'ils exerçaient, et nous verrons plus bas que les Juifs ont paru moins reconnaissants du bienfait,  que sensibles à la gêne apportée à leur industrie; mais en Bavière, où la philosophie a fait quelques conquêtes, le gouvernement a porté récemment une loi très-peu philosophique assurément , qui ne permet le mariage, chez les Juifs, qu'à un individu par famille, et qui exige encore de l'époux la preuve d'une fortune acquise de 1000 florins, environ 2500 liv., ou 3000 liv. de France.
    Quand cette ordonnance a été connue en France par les papiers publies, on a dû la regarder comme une de ces nouvelles que nos journaux hasardent quelquefois sans les garantir, sur la foi des gazettes étrangères; et il n'a été permis de croire à sa réalité, que lorsqu'on l'a vue, dans un journal accrédité, servir de texte à plusieurs articles pour ou contre les Juifs. Dans les circonstances actuelles de l'Europe , nous ne sommes frappés que des événements qui tirent les souverains de leurs états, ou les peuples de leur repos, et qui s'annoncent à coups de canon. Mais la guerre est, de tous les événements politiques, le moins imprévu, et même le plus naturel. Elle est l'inévitable résultat du rapprochement des peuples et des passions des hommes ; elle est de tous les temps et de tous les lieux, et peut-être n'offre-t-elle à l'observateur autre chose à remarquer à une époque plutôt qu'à une autre , qu'un plus grand développement de moyens militaires, et les progrès prodigieux que cet art meurtrier a faits, dirai-je pour le bonheur ou le malheur de l'humanité? Mais il est des événements moins éclatants, et par-là moins aperçus du vulgaire, qui sont cependant d'une toute autre importance pour indiquer l'état intérieur de la société, les maux secrets qui la travaillent, la marche insensible des choses, et leur influence sur les esprits et sur les affaires; et je crains pas d'avancer que l'ordonnance dont je viens de citer les dispositions, est un des faits les plus étranges de l'histoire moderne, et celui qui peut offrir les plus profonds, et même les plus éminents sujets de méditation à l'homme d'état véritablement philosophe.
    En effet, la religion peut commander le célibat à ses ministres, et l'état ne pas permettre indistinctement le mariage à ses défenseurs, ou plutôt le leur rendre impossible ; et la raison en est évidente et même naturelle : les prêtres et les soldats engagés, âme et corps, au service de la société publique , n'appartiennent plus à la société domestique. Ministres, les uns et les autres, de la grande famille, ils ont cessé d'être membres de la famille privée; et il est conséquent que la société religieuse et la société politique, en exigeant d'eux le sacrifice de leurs facultés, de leur volonté, même de leur vie, puissent leur interdire tous les liens qui attachent l'homme à la vie et qui partagent ses affections Le sacrifice est pénible a l'homme , mais il est nécessaire à la société; et toutes les répugnances doivent céder à ce grand intérêt. C'est aussi parce-que l'état et la religion disposent pour leur service, des hommes dont la famille peut se passer, qu'ils s'interdisent à eux-mêmes d'employer en général les pères de famille au culte public ou à la défense de. l'état C'est un aveu public que fait le pouvoir politique de la nécessité du pouvoir domestique que, et même de son indépendance dans l'ordre auquel il appartient.
    On retrouve dans ces considérations l'esprit de cette loi si touchante des Hébreux qui, a moment du combat, ordonnait au jeune époux qui n'avait pas encore demeuré avec sa femme; à celui qui avait planté une vigne et n'en avait pas cueilli le fruit , ou avait bâti une maison qu'il n'avait pas habitée, de se retirer chez lui. Le législateur, dirigé en cela par les vues d'une profonde politique, compatissait encore aux sentiments les plus chers à l'homme, au moment et au besoin des plus sévères exigences de la société. Mais interdire le mariage à des hommes, à un peuple , presque tout entier qui, partout dispersé , ne vit partout qu'en société domestique, et qui même repoussé de la société publique , ne cherche et ne trouve que dans les jouissances de la vie privée , de dédommagement à l'interdiction publique dont il est partout frappé; exiger, dans caque famille , du seul heureux à qui la faveur du mariage soit accordée, la preuve d'une fortune acquise , tandis que le mariage , et les soins ou les travaux d'une compagne sont presque toujours pour les hommes d'une condition obscure, le seul moyen d'acquérir de la fortune; interdire le mariage a un peuple pour qui le mariage est un devoir religieux, la fécondité une bénédiction , la stérilité un opprobre; que ses oracles et ses prophètes entretiennent depuis six mille ans dans cette grande pensée, qu'il doit égaler en nombre les étoiles du ciel et les sables de la mer; qui lui-même attendant , espérant en un libérateur de sa race avec urne opiniâtre persévérance le demande à toutes les générations , et peut l'attendre de chaque enfant qui vient au monde; hâter l'anéantissement d'un peuple que ses histoires font contemporain des premiers jours du monde , et le premier né de la grande famille des peuples, et qui dans ses espérances, se croit réservé aux derniers jours de l'univers , et à fermer, pour ainsi dire, la longue marche des nations sur cette terre de passage... Non , je ne crois pas qu'il ait été porté par aucun gouvernement chrétien, et à aucune époque de la civilisation de l'Europe , une loi qu'il soit plus difficile de justifier autrement que par la loi de l'impérieuse nécessité qui justifie toutes les lois; et alors il ne reste plus qu'à plaindre le prince véritablement humain qui se trouve réduit à une telle extrémité; et certes, s'il faut en juger par la violence du remède , le mal passe tout ce qu'on peut imaginer. Et comme tout est extraordinaire dans l'histoire du peuple juif, et qu'il ne peut être malheureux comme un autre, c'est encore chez lui que l'on trouve l'exemple d'une loi semblable. Étrange rapprochement! Il y a plus de trente siècles que le peuple hébreux fatiguait ses maîtres de sa population toujours croissante , et toujours au sein de l'oppression et nous lisons dans ses annales, que les rois d'Égypte sous lesquels il servait alors , lui ordonnèrent d'exposer à la mort ses enfants mâles. Alors une politique barbare faisait périr les enfants nouveaux-nés: aujourd'hui une politique plus humaine les empêche de naître. Mais où les moyens sont différents, le principe et la fin sont les mêmes et si l'imagination s arrête aux moyens, la raison n'en considère que la cause et les effets. Et remarquez qu'en même temps qu'en Allemagne on bornait par des lois aussi violentes, la population des Juifs, une populace mutinée les massacrait à Alger ; et rien ne peut arrêter l'accroissement de cette plante vivace qui fructifie dans tous les climats, entre les bénédiction du ciel et les malédictions de la terre. Et cependant, ô, discordance des jugements humains! jamais on n'a été plus occupé de population ; et une politique matérialiste comptant les hommes par tête et non par ordre , les calcule comme des machines ou des animaux; et dans le même pays où l'on commande le célibat aux Juifs, on déclame contre le célibat des prêtres; et en Bavière , comme en France, on détruit ces institutions religieuses qui, sans crime et sans contrainte, et par des motifs plus purs et plus relevés que tous ceux que peut offrir la politique humaine , tendaient à diminuer l'excès de la population et offraient au célibat volontaire un asile contre la corruption; et la médecine recommande la vaccine à la politique ; découverte immense dans ses résultats sur la population, incalculable dans ses effets sur la société ; présent, quel qu' il soit, dont la postérité jugera la valeur, et dont les gouvernements recueilleront les fruits ! Et partout les colonies où s'écoulait la nombreuse population de l'Europe, se séparent de leurs métropoles, ou, peuplées elles-mêmes, n'offrent plus de nouvelles terres à de nouveaux habitants; et partout les gouvernements veulent des hommes, et bientôt ils ne sauront qu'en faire, et il faudra les nourrir à la soupe à deux sous! Et l'Allemagne elle-même, cette mère nourricière de tant de peuples, n'a plus de pain à donner à ses nombreux enfants ; et ce peuple tranquille dans ses goûts , modéré dans ses désirs , placé sur le sol le plus fertile, se laisse prendre à toutes les amorces, et abandonne les lieux qui font vu naître et les objets les plus. chers de ses affections pour aller au-delà des mers et loin des terres habitées; tenter la chance d'établissements incertains et peut-être mensongers ; et si l'on voulait rapprocher cette dernière considération du sujet qui nous occupe , serait-ce donc que l'accroissement prodigieux du peuple Juif déplace insensiblement le peuple allemand ? Car, là où tout le sol est occupé, l'accroissement d'un peuple nécessite, à la longue, le déplacement d'un autre; et certes, quelle que soit la bienveillance d'un parti nombreux pour les Juifs, il nous sera permis de penser, sans mériter les reproches d'intolérance ou de peu de philanthropie, que, peuple pour peuple, il vaut autant conserver en France et en Allemagne des Français et des Allemands , que les remplacer par des Juifs.
    Jusqu'à présent, nous n'avons été qu'historiens , et nous ne nous sommes point occupés de la, question de l'amélioration de la condition des Juifs. Mais quel est le véritable philosophe qui oserait s'élever coutre une mesure que l'humanité commande ? Quel est surtout le Chrétien qui pourrait ne pas l'appeler de tous ses vœux lorsque les oracles les plus respectables de sa religion, et les traditions les plus anciennes, lui apprennent que les Juifs doivent entrer un jour dans la société chrétienne, et être appelés à leur tour à la liberté des enfants de Dieu ? Et qui sait si la philosophie, qui semble donner toute seule cette impulsion aux esprits, n'est pas elle-même , dans cette révolution comme dans bien d'autres, l'instrument aveugle de plus hauts desseins? Car toutes les fois qu'une grande question s'élève dans la société, on peut être assuré qu'un grand motif est présent , et qu'une grande décision n'est pas éloignée.
    Il n'y a donc, et il ne peut même y avoir qu'un sentiment sur le fond de la question; mais il y en a deux sur la manière de l'envisager, et le moyen de la résoudre.
    Ceux qui ferment volontairement les yeux à la lumière pour ne voir rien de surnaturel dans la destinée des Juifs, attribuent les vices qu'on leur reproche, uniquement à l'oppression sous laquelle ils gémissent ; et conséquents à eux-mêmes, ils veulent que le bienfait de l'affranchissement précède la réformation des vices. Ceux, au contraire, qui trouvent le principe de la dégradation du peuple juif , et de l'état hostile où il est envers tous les autres peuples, dans sa religion aujourd'hui insociable, et qui considèrent ses malheurs et même ses vices comme le châtiment d'un grand crime et l'accomplissement d'un terrible anathème, ceux-là pensent que la correction des vices doit précéder le changement de l'état politique. C'est-à-dire , pour parler clairement, que les Juifs ne peuvent pas être, et même, quoi qu'on fasse, ne seront jamais citoyens sous le christianisme sans devenir chrétiens.
    On se rapproche même de cette opinion en Allemagne , puisque l'auteur allemand de l'Essai sur les Juifs répandus dans la monarchie autrichienne , Joseph Rohrer, veut "que la réforme des Juifs commence par l'éducation des enfants. Ce n'est pas, dit-il, après avoir été imbus de tous les préjugés de leur nation, qu'ils deviendront les membres éclairés et bienveillants d'une autre."
    La politique toute seule déciderait cette question. On peut essayer sur un homme vicieux le pouvoir des bienfaits ; parce qu'on peut toujours reprendre le bienfait s'il en abuse, et le remettre dans l'état d'où il est sorti. Mais la saine politique, qui n'est autre chose que la raison appliquée au gouvernement des états , défend de tenter sur un peuple entier une pareille expérience ; et parce que le bienfait, s'il est sans fruit pour corriger, peut donner de nouvelles armes au désordre; et parce qu'il est impossible, sans un affreux bouleversement, et peut-être sans une extermination totale, de replacer un peuple dans l'état de sujétion ou, si l'on veut, de servitude d'où on l'a tiré. Je ne parle pas même du danger auquel s'exposerait le gouvernement qui, le premier, prononcerait l'affranchissement général des Juifs et leur accorderait la jouissance des droits permis à tous les citoyens, de voir affluer chez lui tous ceux de cette nation qui ne trouveraient pas ailleurs les mêmes faveurs. Il y a apparence que depuis les lois imprudentes de l'Assemblée constituante sur les Juifs, leur nombre s'est beaucoup accru en France ; ou si elles n'ont pas encore produit cet effet, qui souvent n'est sensible qu'après un long espace de temps , il faut l'attribuer à l'incertitude où l'état révolutionnaire de la France a tenu long-temps les hommes et les choses, et qui excitait plutôt les nationaux à quitter la France que les étrangers à s'y établir.
    Et qu'on prenne garde que ceux qui désirent que l'amélioration morale des Juifs précède le changement de leur sort politique, et qui craignent que, sans cette condition , l'affranchissement des Juifs ne tournât à l'oppression des Chrétiens, présentent en faveur de leur opinion une expérience qu'on ne saurait leur contester. Les Juifs en France ont été déclarés citoyens français ; et en Autriche, ils ont été affranchis de la taxe qui pesait sur eux à l'exclusion des autres habitants. Eh bien! qu'on lise dans le Feuilleton du Publiciste, du 11 vendémiaire, un article sur les Juifs en Allemagne tiré d'une gazette allemande très estimée, publiée par un auteur qui annonce beaucoup de lumières et d'impartialité, et l'on y verra qu'après  avoir parlé de la mauvaise foi et des ruses que les Juifs déploient à la foire de Leipsick, l'auteur ajoute: " On sait comment les Juifs d'Alsace procèdent avec les cultivateurs qui ne peuvent l'aire des emprunts que chez eux; et que des terres de paysans leur sont hypothéquées dans cette seule province pour la valeur de onze millions. Ce sont eux qui, à la vérité ; de concert avec des Chrétiens tiens, ont organisé l'affreuse disette de la Moravie et de la Bohême, pour se taire rendre les privilèges et les monopoles dont on les avait dépouillés. Dans les états de Bavière, anciens et nouveaux, ils obtiennent tous les jours plus d'influence en qualité d'hommes à argent; et tout bien pesé, ce ne sont pas des banquiers chrétiens, mais juifs qui règlent le cours du change , non-seulement à la foire de Leipsick , mais à Hambourg , à Amsterdam et à Londres. On a donné de justes éloges à l'humanité des princes allemands qui ont récemment aboli, aux dépens de leurs propres revenus, la taxe corporelle des Juifs, qui était avilissante; et l'on ne peut blâmer cette action généreuse, mais il faut conserver une marque distinctive à des gens qui , dans l'état actuel des choses, exclus de la pleine jouissance des droits de citoyens, soit par leur opiniâtreté , soit par leur misère, sont 'nécessairement les ennemis du bien public. Il est démontré qu'aucune classe d'hommes n'a été aussi funeste que les Juifs aux fertiles provinces de la maison d'Autriche, et sur-tout depuis l'année 1796 ; que, par leurs faux billets et leur fausse monnaie, et en faisant disparaître le numéraire, ils surent produire cette horrible cherté générale qui ne pouvait profiter qu'à eux." Plus loin, le même auteur dit. " Il n'y a point de bornes è la bassesse des Juifs mendiants ou colporteurs, non plus qu'à l'incroyable multiplication de leurs familles. Les actes des tribunaux de police de Leipsick, pendant la foire, prouvent que sur douze vols ou escroqueries, il y en a onze dans lesquels les Juifs sont compris." Enfin , M. Lacretelle, dans un morceau inséré autrefois au Mercure , et remis dans le Publiciste à la suite des articles qu'on vient de lire, fait un tableau aussi vrai qu'il est énergique , de la bassesse et des vices reprochés aux Juifs, pour lesquels il sollicite , avec sagesse et mesure , l'humanité des gouvernements.
    A ces faits positifs, à ces autorités graves, on a opposé, dans le même journal, des plaisanteries qui ne prouvent rien; des récriminations contre les Chrétiens qui ne prouvent pas davantage, et qu'on pourrait même rétorquer contre les Juifs, dont l'exemple a répandu en Europe cet esprit de cupidité qui a fait de si étranges progrès parmi les Chrétiens; on a apposé quelques principes hasardés sur l'usure, ou même quelques reproches vagues de fanatisme et d'intolérance qui ont perdu tout leur effet, après ce que nous avons vu de fanatisme et d'intolérance , de la part de ceux qui en accusaient sans cesse les autres ; et enfin on a pris condamnation sur les Juifs d'Alsace, en avouant "que la lie de la nation juive s'était réfugiée dans cette province et qu'à l'exception de quelques familles très-estimables, le cri de l'indignation qui s'élevait contr'eux n'était que trop mérité" On a même eu recours à un autre moyen de justification, et l'on a opposé aux vices reproché au corps de la nation, les vertus et les lumières de quelques individus. La raison ne saurait admettre cette manière de raisonner. Sans doute , si l'on contestait aux Juifs la capacité physique ou morale d'acquérir des vertus et des talents, il suffirait pour détruire l'imputation de montrer des Juifs éclairés et vertueux ; mais il n'est pas plus permis, en bonne logique, de justifier une nation accusée d'une disposition générale à la bassesse et à la mauvaise foi, en montrant quelques individus instruits et honnêtes, que d'incriminer une nation vertueuse, par l'exemple de quelques malfaiteurs qu'elle a produits. D'ailleurs, partout où il se trouve des Juifs qui se distinguent du reste de leur nation par leurs talents et leur probité , l'opinion publique les en distingue aussi par l'estime qu'elle leur accorde ; et à ses yeux, ils ne partagent pas l'anathème qui pèse sur leurs frères. Après tout, les écrits de Mendelssohn, et les vertus de quelques autres ne peuvent pas être offertes aux Chrétiens comme une compensation des vexations qu'ils éprouvent de la part des autres Juifs, et ses écrits et ses vertus ne sont pas plus un baume contre l'escroquerie et la mauvaise foi, que les Traités de Sénèque contre les pertes faites au jeu. Ce Mendelssohn, qui n'était pas un homme de génie , mais qui a dû être remarqué chez les Juifs, et même renommé chez les Allemands, où les adjectifs de célèbre et d'illustre s'accordent merveilleusement en genre, en nombre et en cas avec tous les noms qu'on met à la suite, ce Mendelssohn aurait mieux fait peut-être de parler de probité aux Juifs, que d'entretenir les Chrétiens sur l'immortalité de l'âme, et de vouloir ainsi faire la leçon à ses maîtres. Je crois que les Juifs se sont distingués dans les arts, et même, puisqu'on le veut, dans les fonctions administratives auxquelles ils ont été appelés depuis la révolution. Je sais qu'il est des arts qu'ils ont portés à une haute perfection, et ce ne sont peut-être pas les plus utiles; quant à l'administration , il parait difficile à un Juif, rigoureux observateur de sa loi, de se mêler d'administration chez les Chrétiens; et d'ailleurs je pense qu'un gouvernement qui a l'honneur de commander à des Chrétiens , et le bonheur de l'être lui-même ne doit pas livrer ses sujets à la domination de sectateurs d'une religion ennemie et sujette du christianisme : les Chrétiens peuvent être trompés par l'es Juifs , mais ils ne doivent pas être gouvernés par eux , et cette dépendance offense leur dignité, plus encore que ta cupidité des Juifs ne lèse leurs intérêts.
    Les expériences que les gouvernements ont faites sur les Juifs ne sont donc pas propres à les rassurer sur la crainte que de nouveaux bienfaits ne produisent de plus grands désordres. Car c'est une question de savoir si les Chrétiens ne sont pas plus opprimés par les Juifs, quoique d'une autre manière, que les Juifs ne le sont par les Chrétiens. Cette question rentre même tout-à-fait dans celle qui s'est élevée pour décider si l'affranchissement des Juifs. doit suivre ou précéder leur changement moral. En effet , si l'oppression que les Juifs exercent par leur industrie était plus onéreuse que celle qu'ils éprouvent de la part de nos lois ou plutôt de nos mœurs, il serait plus pressent de les ramener à de meilleurs habitudes que de les faire jouir du bienfait de lois plus indulgentes. Ici les faits parlent plus haut que les déclamations, " Le célèbre Herder, dans son Adrastée, prédit que les enfants d'Israël, qui forment partout un état dans l'état, viendront à bout, par leur conduite systématique et raisonnée, de réduire les Chrétiens à n'être plus que leurs esclaves." Et qu'on ne s'y trompe pas , la domination des juifs serait dure: comme celle de tout peuple long-temps asservi et qui se trouve au niveau de ses anciens maîtres ; les Juifs, dont toutes les idées sont perverties, et qui nous méprisent ou nous haïssent , trouveraient dans leur histoire de terribles exemples dont ils pourraient être tentés de nous faire une nouvelle application. Ils trouveraient dans leurs prophéties des annonces de domination qu'ils prendraient peut-être à la lettre et à contre-sens. Et l'on n'a qu'à ouvrir l'histoire moderne ( Hardion. Tome VII Hist. Univ.) pour apprendre à quelles horribles extrémités les Juifs devenus les maîtres, se sont portés envers les Chrétiens en Chypre et en Afrique. Enfin, le nombre des Chrétiens diminue partout où les Juifs se multiplient; et si la multiplication d'un peuple est, selon la philosophie moderne, l'indice le moins équivoque de la sagesse d'une administration, il ne faut pas que les lois des états chrétiens sur les Juifs , soient aussi oppressives qu'on le suppose. Dans toutes l'Europe chrétienne, ils sont protégés dans leurs personnes, dans leurs biens, peut-être un peu trop dans leur cruelle industrie On en voit d'opulents, d'aisés, de pauvres, comme chez les Chrétiens. Je ne parle pas des vagabonds; mais partout où les Juifs ont feu et lieu, ils sont , en général , mieux vêtus et mieux nourris que nos paysans.
    II est vrai que dans les idées libérales qui ont fait en France une si brillante fortune , un peuple est opprimé quand il n'est pas Souverain ; et un homme est esclave quand il n'est pas, ou ne peut pas être législateur..... J'ignore si quelque jour les Juifs seront souverains; mais si jamais ils devenaient législateurs, il faut le dire à notre honte , on pourrait défier un sanhédrin de Juifs de porter des lois plus insensées et plus atroces que celles qu'a fabriquées une Convention de philosophes.

                                                                        De BONALD.