Le décret du 30 mai 1806 voulait que l'on recueillît le vœu des Juifs sur les moyens que leurs députés estimeraient les plus expédients pour ramener parmi leurs frères l'amour des arts et des professions utiles
    Ces moyens ont été indiqués dans le règlement du la décembre dernier, que l'on paraît, vouloir adopter.
    Les vœux émis, par l'assemblée, se rapportent à cette adoption. Il en est un par lequel on demande que les rabbins consistoriaux soient salariés par l'État et un autre pour que le sursis du 30 mai soit levé.
    Les mesures que l'on sollicitait du Souverain pour que de semblables désordres ne se renouvelassent plus à l'avenir, avaient pour objet les modifications à apporter à la levée de ce sursis, et qui avaient été proposées dans un Mémoire confidentiel remis par le président au Ministère de l'Intérieur.
    Deux seules dispositions étaient à prendre. L'une pour la mise en activité du règlement, l'autre pour le sursis.
    Il eut fallu déroger au règlement en ce qui concerne le salaire des rabbins. Voilà tout ce qu'il y avait à faire.
    Trois projets de décret.
    Le premier portant approbation du règlement;
    Le second sur la conscription;
    Le troisième sur les créances.
    Le premier contient une omission; le second est inutile; presque toutes les dispositions du troisième sont dangereuses.
    Ce ne sont point là les moyens proposés par l'assemblée des députés israélites. Ils se seraient bien gardés de les indiquer comme propres à faire cesser l'usure, puisque leur effet inévitable est d'en fortifier l'habitude, et même de la rendre nécessaire.
    Il n'est pas temps encore d'établir cette triste vérité.
    Les députés demandaient que sa Majesté mît le comble à ses bienfaits en consentant à concourir elle-même au salaire des rabbins.
   Il faut ajouter ici qu'il fut remis dans le temps, par le président de l'assemblée, à MM. les commissaires des observations écrites, pour établir l'utilité politique de l'adoption de ce vœu.
    L'omission de cette disposition serait grave, si, comme il y a lieu de le penser, les projets présentés ne sont point convertis en lois: elle serait indifférente s'il en était autrement; car ces projets nous reportant à la législation du treizième siècle, et prononçant à notre égard une interdiction civile, leur effet n'en serait pas moins désastreux, soit que la mesure fût adoptée, soit qu'elle ne le fût pas.
    On n'a pas assez; réfléchi de quel puissant moyen on se privait pour remplir les vues de sa Majesté, en dédaignant celui -là.
    D'ailleurs, ce salaire n'eût été qu'une juste compensation. L'État reçoit des Juifs les centimes additionnels pour les frais des cultes : par là ils concourent aux dépenses des autres, sans que le leur y participe, ce qui fait évidemment double emploi.
    Les Protestants ont obtenu l'application de ces centimes additionnels aux frais de leur culte. Pourquoi les Juifs n'obtiendraient-ils pas la même justice?
    On est convenu de regarder ce salaire comme une compensation des propriétés appartenant aux corporations religieuses. Mais est-ce la véritable raison  politique qui a déterminé à mettre cette dépense à la charge de l'État? On ne le pense pas.
    Elle se bornerait pour les Juifs à 20 ou 25 mille francs par an, ou même, si l'on veut, à la moitié de cette somme ; car c'est moins le salaire en lui-même qu'ils, considèrent, que la qualité de salariés du Gouvernement.
    Telle est la seule observation qu'ils ayent à faire sur le premier projet de décret.
    Passons au second.
    Il veut que les deux tiers des Israélites appelés par la conscription fassent leur service en personne, ou par des remplaçants de leur religion. En cas d'inobservation, aucun Israélite ne pourra être présenté par les ministres aux places à la nomination de sa Majesté.
    .Les Juifs ne sont pas moins faillibles que les autres hommes; mais si l'on veut être juste à leur égard, il faut beaucoup se méfier des plaintes que dans les départements du Nord on porte contre eux. N'en serait-il pas du reproche d'éluder la conscription , comme du projet d'envahir le territoire tout entier de la ci-devant Alsace, à l'aide de leurs créances? N'a-t-il pas été démontré que ces créances, loin d'égaler la valeur du fonds, n'égalaient pas le quart du revenu d'une année?
    Quels moyens peuvent avoir les Juifs d'éluder cette loi, que n'ayent pas comme eux tous ceux qui y sont assujettis ? Où est la preuve qu'ils l'éludent plus que les autres? Ceux qui ne font pas le service se font remplacer, et par là, ils satisfont à leur devoir : ceux qui n'ont pas le moyen de se faire remplacer font leur service, à moins d'infirmités qui les en dispensent.
    Que font de plus les sectateurs des autres religions?
    L'assemblée générale de leurs députés ayant été invitée à s'occuper de cet objet, avait pensé y avoir suffisamment pourvu par l'article XXI du. projet de règlement, et par les décisions doctrinales du grand sanhédrin. Elle s'était convaincue qu'il y avait dans les armées, soit en France; soit dans le royaume d'Italie, des officiers et des soldats Juifs qui s'y conduisent en braves militaires. Elle avait vu que quelques élèves de cette religion, de l'école polytechnique, étaient partis volontairement ; que si dans le département de la Moselle, par exemple, des Israélites se sont fait remplacer par des Chrétiens, dans le département de la Gironde des Chrétiens se sont fait remplacer par des Israélites.
    On n'a pas réfléchi, en outre, qu'il y a des lieux où la disposition proposée serait inexécutable. Il peut arriver, en effet, que trois ou quatre familles seulement habitent dans la même commune, et que chacune ait à fournir un conscrit dans la même année; si quelqu'un est obligé de se faire remplacer, où prendra-t-il un remplaçant de sa religion ?
    La disposition serait une flétrissure et une injustice : elle punirait, en cas d'inobservation l'innocent pour le coupable. Supposez: un homme de bien et de talent, n'ayant ni fils, ni frères, ni neveux, et vivant dans une ville où les Israélites éludent la loi. Il sera peut-être le premier à les en blâmer, à les exhorter à la suivre : s'il n'est point écouté, en quoi aura-t-il mérité l'exclusion dont parle l'article du projet? Pourquoi enfin le punir d'une faute qu'il n'a pas commise, qui ne se commet par d'autres qu'à son grand déplaisir? Pourquoi enfin cette solidarité par le seul motif de la conformité de croyance?
    C'en est, sans doute, assez sur cette matière; examinons le troisième projet.
    Ici le contraste est frappant entre le vœu qui précède et les dispositions qui suivent ; entre tout ce qui s'est passé aux yeux de la France et de l'Europe, et le résultat affligeant que le projet présente. L'esprit de ce projet choque les intentions manifestées par sa Majesté. La lettre même y est opposée à la lettre de son décret du 30 mai 1806, et aux assurances transmises de sa part par ses commissaires.
    Ce qu'il y a de plus triste encore, c'est que les moyens proposés , loin de guérir le, mal, le rendent incurable.
    On croira peut-être que nous avançons un paradoxe insoutenable , en disant que ce projet, destiné principalement à réprimer l'usure , la favorise , la commande en quelque sorte, laisse le champ le plus libre à ses exactions, et les couvre d'une sacrilège impunité.
    Laissons pour un instant de côté les six premiers articles: nous y reviendrons.
    Le septième jusqu'au seizième prononcent une interdiction civile contre les Juifs, et les placent dans la situation la plus désastreuse où ils se soient trouvés depuis leur dispersion.
    Le commerce et l'industrie en grand leur deviennent inaccessibles.
    Les arts ; les métiers , les professions utiles leur sont rendus impraticables. L'industrie même agricole, leur présente assez d'obstacles pour qu'ils s'en éloignent.
    Tout cela est indépendant de la honte, de l'abjection, de l'avilissement attachés désormais à la qualité de Juif, circonstance qui suffirait à elle seule pour neutraliser les effets de la meilleure loi.
    Voilà donc des gens de bien d'une religion , privés tout à la fois, et de plusieurs moyens d'existence, et de tous moyens de considération. Mais il reste une ressource à une classe digne d'en profiter, et cette ressource c'est l'usure.
    Oui, l'usure, et, qui plus est, à l'abri du blâme de l'opinion. Le projet indique, sans le vouloir, les sentiers ténébreux, les détours inextricables où ses fraudes pourront se commettre. Les exacteurs peuvent être tranquilles, l'innocence seule expiera leurs crimes.
    L'article VII interdit aux Juifs de prêter à des personnes inhabiles à contracter mais le Code civil y avait pourvu. Ce qui est d'une application générale est aussi d'une application particulière. Pourquoi faire un article de loi pour prescrire ce que prescrivent d'autres lois en vigueur connues de tout le monde?
    En législation, c'est un mal de multiplier les lois sans nécessité. Ici l'auteur du projet n'a pas fait attention qu'il proposent une disposition inutile ; que cette disposition, liée à toutes les autres , forme une. législation particulière ; que toute législation . particulière dans un grand Empire, rompt l'uniformité des lois et viole le principe de l'unité politique; que ce principe une fois méconnu, ramène à la bigarrure qui existait dans l'ancienne Monarchie ; et que cette bigarrure ralentit l'action du Gouvernement. Se pourrait-il que ce fût par nous que l'on commençât cet impolitique retour?
    L'article VIII. exige le visa d'un magistrat pour valider les obligations contractées au profit des Juifs. Certes, la plupart des magistrats sont probes et incorruptibles ; mais les notaires aussi sont des dépositaires de la confiance publique sur la loyauté desquels on a coutume de se reposer. On se demande pourquoi tous les contrats stipulent un intérêt de cinq pour cent, quand tout le monde; sait que la plupart des prêts se font à un taux plus élevé ?
    N'est-il pas évident que la nécessité établira :une connivence entre l'emprunteur gêné et le prêteur avide ? Que celui-ci délivrera en présence du magistrat la somme entière, et que l'emprunteur lui restituera la portion convenue pour former le prix de l'intérêt? Mais on n'a pas réfléchi que ce subterfuge même n'était pas nécessaire; car le projet affranchit de ces formalités les billets ordinaires de commerce : dès lors les prêteurs feront souscrire des engagements de cette nature, qui, sous tous les rapports, leur offrent plus de sûreté.
    A l'égard de toutes les obligations par acte authentique, il faudra le concours de deux officiers publics. D'une part le notaire, de l'autre le juge de paix. Quel est celui des deux qui devra se transporter chez l'autre ? N'y aura-t-il pas là un conflit d'amour-propre ? Ce conflit n'embarrassera-t-il pas les contractant? Ou bien, ce que prescrit l'article ne finira-t-il pas par ressembler au concours des deux notaires pour la passation d'un acte de leur ministère, c'est-à-dire, à une formalité aussi vaine qu'illusoire ?
    Mais, on le demander, pourquoi ces précautions contre tout ce qui porte le nom de Juif ? C'est, dit-on, pour atteindre quelques escrocs et pour garantir quelques dupes. Il est connu, et il a été démontré, que sur environ cinquante mille individus de cette religion qui habitent les départements du Nord, on ne signale que vingt ou vingt-cinq individus envers lesquels on pourrait justifier de pareilles précautions ; en est-ce assez pour faire subir aux cinquante mille la flétrissure de la loi? N'est-ce pas retomber plus cruellement que jamais dans l'inconvénient tant de fois rappelé qui faisait imputer à tous le blâme mérité par quelques-uns ? Ici on va plus loin encore ; ce n'est pas seulement un reproche , c'est un cachet d'opprobre que l'on attache au nom de Juif.
    Il est douteux si les usuriers de la ci-devant Alsace voudront se donner la peine de se soumettre à des formalités semblables pour donner plus d'authenticité à leurs créances, ou s'ils n'aimeront pas mieux recourir au moyen plus simple, d'associer à leurs opérations des usuriers Chrétiens à qui il est donné de pratiquer sans gêne cette noble profession. Ainsi, à l'aide d'un Chrétien, voilà les Juifs affranchis de toute contrainte, délivrés de toute appréhension, de tout reproche, et continuant leurs usures en échappant à tous les regards.
    Si l'on demande quel sera leurs recours contre leurs coopérateurs Chrétiens, ne le trouvent-ils pas en leur faisant souscrire des effets au porteur ?
    L'article X veut qu'aucun: Juif ne puisse prêter sur nantissement, à moins que ledit prêt ne soit accompagné d'un acte authentique indiquant, etc. etc.
    Que l'on jette un regard autour de soi, on verra;. de toutes parts des maisons de prêt, des maisons de commission, des bailleurs de fonds sur nantissement , et parmi tous ces gens là, on ne verra pas figurer un seul Juif.. Qui ignore d'ailleurs qu'il existe des lois qui prescrivent que tout dépôt de marchandises, ou effets donnés en nantissement, soit accompagné d'un acte public ? Par quelle fatalité ceux envers lesquels on a le moins de précautions à prendre à cet égard, sont-ils précisément ceux qui suggèrent contre eux les plus injurieuses ?
    Au reste, peu importe. Que l'abus soit réprimé partout où il se montre. Ici on ne fait que le consacrer par des formes légales. En vain exige-t-on, une déclaration .de la. somme prêtée. La complaisance de l'emprunteur, commandé par les circonstances; se prêtera à tous les arrangements exigés par le prêteur, et reproduira les détours que nous avons signalés sur l'article précédent. Quelques prêteurs seront peut-être frustrés de leurs conditions. Malheur alors aux emprunteurs sur lesquels on s'indemnisera de ce risque, par des conditions plus dures et des précautions plus humiliantes!
    Cette disposition, sans qu'il paraisse que l'on s'en soit aperçu, attaque aussi les opérations les plus usuelles du commerce. Le négociant qui avancera des fonds sur des consignations perdra-t-il son privilège, parce qu'il ne voudra pas se soumettre à des formalités qui blessent les sentiments d'un homme d'honneur ?
    Quand même l'article XI n'aurait pas été prévu par les lois existantes, il n'en aurait pas moins été inutile pour les sectateurs de la loi de Moïse. Cette loi leur défend expressément de retenir jusqu'à la nuit les vêtements mis en gage par le pauvre.
    Il faut le répéter, toutes ces restrictions n'amèneront d'autre résultat que d'engager les usuriers à se mettre en règle, que de légaliser en quelque sorte les exactions de l'usure. S'il faut tant de précautions pour le prêt sur nantissement, on le déguisera sous des transactions de vente. La restitution de l'objet vendu sera promise par le bailleur de fonds. Il ne faut pas perdre de vue que dans tous ces cas, le besoin se soumet à la loi qu'on lui impose, et que cette loi c'est l'avarice qui la dicte.
    C'est dans les articles XII et XIII que se développe l'esprit du projet de décret. Celui du 30 mai 1806, en suspendant l'effet des condamnations, réserve cependant aux créanciers le droit d'inscription pour conserver leur rang et leur privilège. Le projet présenté est bien plus rigoureux; il interdit aux Juifs, non propriétaires, la faculté de prendre des inscriptions hypothécaires. Ce n'est pas seulement leur défendre de prêter, c'est leur défendre d'accorder aucune espèce de crédit En d'autres termes, c'est les exclure du commerce, des arts, de l'agriculture même.
    N'est-il pas vrai que les dettes produites par le commerce, trouvent, à défaut de paiement, une sûreté dans les hypothèques? Or la banque roule uniquement sur le crédit Les établissements industriels ont un indispensable besoin de ce véhicule. L'artisan même, malgré ses besoins journaliers, est obligé d'accorder cette facilité pour se procurer du travail. L'agriculteur ne trouve souvent à se défaire de ses denrées qu'en les vendant à terme. Toutes ces classes, parmi les Juifs, sont condamnées à n'en accorder à: personne ; elles compromettraient le fruit de leurs sueurs par des crédits qui ne leur présenteraient aucune garantie.
    Non-seulement l'esprit de ces deux articles conduit à ce résultat d'empêcher les Juifs de prêter, mais aussi d'empêcher qu'on ne leur prête. Il est rare qu'en matière de crédit et de confiance il y ait action sans réaction. Tous les genres d'industrie sont dans une mutuelle dépendance, tous se prêtent une assistance réciproque. On ne peut eu gêner un , circonscrire son développement par des entraves, sans que ces circonstances influent sur les autres. Par la même raison que les Juifs, dans les crédits qu'ils accordent, ne trouveront plus la même sûreté, leurs propres engagements ne présenteront plus la même solidité. Dès qu'ils ne pourront plus faire crédit, ils ne pourront plus eu jouir. Se peut-il que ce soit en les plaçant dans cette situation qu'on les invite à devenir des citoyens utiles et laborieux?
    Autrefois on bannissait les Juifs; mais cette idée ne pouvant être présentée à un Monarque aussi éclairé que juste, on a imaginé de proposer de laisser les Juifs en France, et de les bannir de toutes les carrières utiles. Au sein même de la France , ils seraient expulsés de leur patrie car pour tous les hommes,  ubi bene, ibi patria.
    L'article XIII laisse une ressource certaine à un petit nombre de Juifs. L'usurier éludera la loi , pu: plutôt il trouvera les moyens de continuer ses opérations avec pleine sécurité. Pour obtenir une hypothèque, il lui faut une pareille valeur en biens-fonds. Et bien! il en, achètera, obtiendra du crédit de son vendeur, lui paiera un gros revenu , et s'indemnisera par les bénéfices que lui permet le prêt usuraire.
    Le négociant dont les bénéfices sont si éventuels , le fabricant qui n'en fait que de très modérés, l'artisan, l'agriculteur, qui, le plus souvent, ne gagnent que ce qui est nécessaire à leur subsistance; les hommes de toutes ces classes, trouveront-ils assez d'avantages dans leurs professions pour subvenir à leurs dépenses et acquérir des propriétés ? peuvent-ils employer leurs capitaux disponibles, quand même nous supposerions qu'ils en ont, sans affaiblir, sans anéantir l'aliment de leur industrie ?
Quelle ressource leur restera-t-il ? L'usure, parce que seule elle est encouragée, protégée dans ce projet de loi; elle y est, pour ainsi dire, indiquée comme l'unique moyen d'existence. S'il est vrai que la plupart des hommes cèdent, tôt ou tard, à des besoins qui se renouvellent tous les jours; si le cri de la nature, l'aspect d'une famille prête à mourir de faim, l'emportent sur la voix de la conscience, on peut prédire qu'avant dix-ans, si une pareille loi existait en France, nos détracteurs seraient dispensés de signaler quelques départements où un petit nombre de Juifs fait l'usure. Nous ne craignons pas de le dire, tous ceux qui auraient pu se résoudre à rester en France sous le poids de l'ignominie, tous deviendraient usuriers.
    Pourraient-ils songer à devenir propriétaires, lorsqu'ils ne trouvent plus cette garantie que présente une législation uniforme et constante? C'est parce que le propriétaire est plus lié à la Patrie qu'il est plus inquiet sur la loi qui le régit. Il craint de dépendre de l'esprit du moment, du caprice de la puissance *.
    Les droits civils sont des attributs inhérents à la propriété ; ils sont aussi réels, aussi sacrés qu'elle-même ; ils en sont l'âme et le plus solide appui. On ne peut attenter à ceux-ci par des lois d'exception particulières, sans attenter à celle-là. La moindre incertitude l'effarouche. Le projet proposé en vue de faire acquérir de nouvelles propriétés, répand l'alarme sur celles que l'on possède déjà, parce qu'en modifiant les droits, il affaiblit les garanties, ébranle la sécurité, et produit une alarme dont l'effet est diamétralement opposé aux vues généreuses qui avaient déterminé notre convocation.
    Ainsi l'Israélite dont la fortune mobilière serait dix fois plus considérable que ses propriétés foncières, éloigné de l'idée de la convertir en biens-fonds par les dispositions même que l'on propose pour l'y engager, se verra contraint de la faire passer chez l'étranger, puisqu'il ne peut guère l'utiliser en France avec sûreté, qu'au prorata des biens-fonds qu'il possède. On le place dans l'alternative ou de l'éloigner de lui, ou de la laisser oisive dans ses mains.
    L'article XV prescrit aux conservateurs des hypothèques de n'inscrire en faveur des Juifs qu'après s'être fait représenter les titres qui établissent leur propriété, etc.
    Les articles précédents sont inexécutables, et celui-ci le prouve.
    Le conservateur devra; donc demander à ceux qui se présenteront dans sou bureau, quelle est la religion qu'ils professent.
    Il n'inscrira qu'après s'être assuré que l'on possède en biens-fonds une valeur égale à celle que l'on fait inscrire; mais comment le conservateur pourra-t-il savoir si le même individu n'a pas fait inscrire dans d'autres bureaux.? Faudra-t-il qu'il soit en correspondance avec tous ses confrères des autres département de l'Empire?
    L'article XVI veut, .qu'aucun représentant héritier ou cessionnaire d'un Juif, ne soit admis à arguer d'ignorance ou de bonne-foi, lorsque le titre dont il sera porteur ne sera pas revêtu des formalités prescrites par les dispositions précédentes.
    Il est impossible qu'en rédigeant cet article du projet, on ait eu la moindre idée des inconvénients qu'il présente dans son exécution : par lui, la négociation des valeurs; créées par la confiance est en quelque sorte interdite aux Juifs, ou du moins extrêmement difficile, parce qu'elle ne présente plus, aux preneurs la même garantie. La loi veut qu'aucun individu sans exception; professant la religion de Moïse, ne puisse faire contracter à son profit aucun engagement sans le visa d'un juge de paix ; par là il se trouve assujetti à cette formalité pour toute: cession, transport, ou simple endossement d'un engagement déjà fait, c'est-à-dire, pour toute transmission des valeurs en papier. L'exception prononcée en faveur des effets de commerce sera trop souvent sujette à des contestations, et pour n'y être point exposé, tout effet de cette nature, sur lequel figurera un nom de l'ancien testament, sera repoussé de la circulation. Si la confiance n'est pas détruite, elle est au moins très-affaiblie. Le commerce s'effarouche des formalités, des incertitudes, des discussions qui ralentissent la rapidité de sa marche. Ou là loi tombera bientôt en désuétude, ou elle exclura les Juifs du commerce.
    Et remarquez que cette disposition destructive de l'industrie commerciale, ne déjouerai pas les stratagèmes de l'usure. A la faveur des effets au porteur, l'usurier opérera ses revirements, alimentera son odieux trafic , tandis qu'à côté de lui l'industrie et le commerce mourront d'inanition.
    Les six premiers articles du projet statuent, pour la plupart, sur des objets prévus par des règlements de police municipale , et qu'il était inutile de rappeler, principalement, lorsque l'on adoptait le règlement du 10 décembre dernier, qui attribue aux consistoires l'espèce de police qu'il convient de leur donner sur les étrangers.
    L'article III soumet: les colporteurs ou revendeurs à une autorisation spéciale et annuelle des Préfets, etc. ,
    Cette disposition, qui se rapporte à ceux qui sont nés ou naturalisés en France, est humiliante et injuste : ils sont Français et citoyens, pourquoi ne jouiraient-ils pas des mêmes droits dont jouissent les autres Français exerçant le même métier ? Si leur nombre a été jusqu'ici considérable, la faute en est aux anciennes lois,  qui leur prohibaient l'exercice des métiers. Aujourd'hui que l'un des objets essentiels des consistoires locaux, sera de diriger la. jeunesse vers cet exercice, le colportage diminuera sensiblement. La seule précaution qui était à prendre, c'était de statuer qu'il ne leur serait délivré de patente que sur un certificat de bonnes mœurs; donné par leur consistoire : ce qui aurait facilité à celui-ci, les moyens de ramener aux professions utiles tous ceux qu'il en aurait jugé capables. Il ne faut pas perdre de vue que tout est destiné , dans les établissements proposés par l'assemblée générale , à inspirer aux Israélites un invincible dégoût pour un trafic ignoble qui rétrécit l'âme et dégradé le caractère **.
    L'article XX renferme l'aveu implicite que les dispositions précédentes ne sont pas généralement applicables ; et toutefois le projet commence par les étendre sur tous. Cependant ou, n'ignore pas que sur environ vingt départements de l'Empire où il se trouve des Juifs , il n'est parvenu des plaintes que d'un très-petit nombre ; que sur les six dénommés dans le décret du 30 mai 1806, il y en a contre lesquels personne n'a réclamé,. en sorte que tout se réduit à trois ou quatre, où un certain nombre d'individus connus , méprisés et abhorrés de leurs coreligionnaires plus encore que des autres habitants , exercent le trafic de l'usure.
    Pourquoi faut-il dès-lors qu'innocents et coupables , tous soient d'abord frappés du même opprobre ? En vain dira-t-on que ces mesures n'atteignent que les seconds : sans doute il en sera ainsi sous le rapport purement judiciaire , mais si sous le rapport politique , mais dans l'opinion publique , tous les Juifs, sans distinction, seront avilis.
    Pour ne plus trouver de coupable, le projet destine à une masse entière le traitement réservé au seul coupable. Par un renversement de toutes les idées, ce n'est plus le châtiment qui: succède au délit, mais qui le précède.
    D'abord, on fait subir à tous l'humiliation et l'affront: de la loi, puis , on se réserve de réparer l'injustice que l'on: commet sciemment. Au lieu de commencer par restreindre les dispositions proposées aux lieux et aux individus, on commence par ne pas  adopter de restriction. Mais la flétrissure restera, la honte aura été publique, générale; la réparation sera clandestine et particulière. On veut faire grâce : on ne veut pas faire justice.
    L'article porte : "Que l'on se réserve de suspendre l'exécution du présent décret dans les départements où il n'aurait été  porté aucune plainte sur la conduite des individus professant » la religion de Moïse ».
    Il faut remarquer qu'il n'est pas dit ici des plaintes relatives à l'usure, mais des plaintes sur la conduite ; ce qui donne une latitude indéfinie à la réserve de suspendre ou de ne point suspendre l'exécution du décret. De plus, sont-ce des plaintes contre un seul ou contre tous qui détermineront à ôter ou à laisser la flétrissure de la loi ? Quelle est donc cette perfection plus qu'humaine que l'on exige de ceux que l'on traité avec tant de mépris.
    Le projet est évidemment imprévoyant et irréfléchi; car en tout ce qui concerne les Israélites, même des départements septentrionaux, il s'agit moins de punir des crimes que de réformer des habitudes ?
    L'assemblée, par son arrêté du 30 mars ,émit le vœu que les habitudes vicieuses fussent réformées. Elle considéra que des lois coercitives peuvent bien être dirigées contre les actions, mais qu'il fallait une influence, une autorité d'un autre genre sur les habitudes. Pénétrée de l'idée que les mœurs ne se réforment que par d'autres mœurs, tous ses travaux se dirigèrent vers ce but.
    De deux choses l'une : ou l'existence des Juifs en France est un mal et alors il faut les en bannir; ou elle n'est point un mal, et alors ce ne sont plus des Juifs qu'il faut voir en eux , mais des Français.
    Aujourd'hui qu'ils attachent un prix inestimable à la qualité de Français, il leur serait mille fois plus douloureux de de le porter avec déshonneur, que d'être réduits au malheur de le perdre. Ils aimeraient mieux être proscrits que déshonorés.
    Dans les. projets proposés tout semble contredire le passé; tout contrarie les desseins, magnanimes, de sa Majesté au détriment de l'honneur de cent-vingt-mille individus Français et Italiens, ses sujets fidèles, coupables seulement de professer une religion qui est aussi celle de quelques usuriers de .la ci-devant Alsace.
    Un semblable projet ne serait pas admissible, quand même on aurait fait l'expérience de l'inefficacité des moyens proposés par l'assemblée, à plus forte raison lorsque cette expérience n'est pas même commencée.
    Il présente un mélange bizarre de protection apparente et d'oppression réelle, et semble nous reporter au règne, de Philippe-le-Bel
    Les lois précédentes avaient été pour les Israélites comme autant de mains secourables qui leur étaient tendues pour les sortir du gouffre des proscriptions : celle-ci les y replongerait que jamais.
    Ce serait vouloir qu'ils se repaissent de glands, après qu'ils ont trouvé l'usage du blé.
    A Dieu ne plaise qu'ils aient la moindre crainte que ces projets soient adoptés, ce serait méconnaître les vues grandes et libérales du plus puissant Monarque de la Terre.
    Toute leur confiance repose sur son auguste tête; et eux aussi disent, dans l'effusion de leurs cœurs : Si l'Empereur le savait !
   
Ils ne demandent au Conseil d'État que cette grâce. Que sa Majesté soit instruite de leurs sentiments, alors ils ne redouteront rien  pour leur honneur; un père veut conserver celui de ses enfants.

                                                                                                                                                                                                       FURTADO, ex-Président.







* Discours de MM. les commissaires impériaux,  du 28 septembre;

** Voyez page 227 du Recueil des procès-verbaux, ,. et la Lettre du président aux Juifs de Francfort ,  page 166,   



Source : BNF-Gallica