Mémoire des députés juifs de Bordeaux

présenté par MM. Lopes Dubec père et Furtado Aîné,

députés des Juifs de Bordeaux

à M de Malesherbes, Ministre d'État

en juin 1788.


Observations sur les questions posées par Malesherbes et réponses des Juifs portugais.


    1ère question. Quel est l'état de la Nation Juive dans les principaux Royaumes de l'Europe, par exemple dans l'Empire, en Prusse, en Pologne, en Hollande, en Angleterre, au Portugal, en Italie et notamment dans les États du Pape?


    2°  Il faudra donner un détail séparé pour chaque Royaume et il sera nécessaire d'entrer dans tous les détails qu'il sera possible de se procurer.
    Pour répondre d'une manière satisfaisante à la première et à la seconde question, nous sommes entrés dans des détails peu connus et nous avons indiqué des choses importantes qui ne se trouvent dans aucun ouvrage.


    3°  Marquer entre autres choses si l'exercice de la religion judaïque y est entièrement permis ou simplement toléré. Si la pluralité des femmes permise par a loi de Moïse y a lieu, si les lois concernant le divorce y sont observées.
    Les Juifs ne s'interdisent pas aussi généralement le divorce.


    4° Si les Juifs ont la faculté de posséder et d'acquérir des fonds de terre et maisons.
    Nous avons fait voir sur la quatrième question que les Juifs peuvent acquérir et posséder des fonds de terre et maisons dans plusieurs États de l'Europe; nous avons observé parlant des Juifs d'Alsace que la raison veut qu'ils aient cette faculté et que la saine politique l'exige.


    5°  S'ils peuvent librement y exercer toute espèce d'arts et métiers, même orfèvrerie, l'horlogerie, etc.
    6° Si dans les endroits où il y a des communautés d'arts et métiers ils ont la faculté de s'y associer, d'y être reçus, trouveraient-ils quelque inconvénient à se faire recevoir dans les diverses communautés d'arts et métiers ainsi que le dernier édit rendu en faveur des non-Catholiques le leur permet formellement? Mais dans ce cas comme le jour du Sabbat qu'ils ne voudraient pas sans doute se dispenser d'observer leur ôterait un jour de plus de travail dans la semaine s'ils ne le remplaçaient pas par celui du dimanche qui ne leur est pas interdit par leur Religion leur suffirait-il d'avoir la permission de travailler ce jour-là à boutique fermée ou bien voudraient-ils travailler et vendre à boutique ouverte comme il paraît qu'ils le font dans quelques autres États. Si dans les pays où ils ont le libre exercice de leur religion il ne leur est pas permis de travailler les Dimanches et les Jours de fêtes qui ne sont observés que par les Catholiques. Si dans ce cas ils peuvent travailler publiquement et avoir boutiques ouvertes ce jour-là?
    Nous avons fait voir sur la cinquième et la sixième question que les Juifs exercent les arts et métiers dans tous les pays où ils sont établis, mais qu'afin qu'ils ne soient pas exposés à éprouver des difficultés pour être admis dans les différentes Jurandes, ils sont dispensés de s'y faire immatriculer.
    Les Juifs ne trouveraient aucun inconvénient à se faire recevoir en France dans les différents corps et métiers si on voulait les y admettre et les faire jouir de tous les avantages qui y sont attachés en les obligeant d'en supporter les charges. Comme ils ne peuvent pas violer le jour du Sabbat, et qu' il leur serait impossible de perdre deux jours dans la semaine, il leur serait nécessaire d'avoir la permission de travailler et vendre le dimanche et autres fêtes à boutique fermée, ainsi que cela leur est permis dans plusieurs États de l'Europe; on nous a même assuré que le Grand duc de Toscane a expressément permis à Livourne de travailler librement le dimanche et autres fêtes à boutique ouverte. Cependant si on leur accordait en France la faculté de travailler à boutique fermée, ils auraient toujours l'attention la plus scrupuleuse à ne rien faire qui puisse causer du scandale et donner mauvais exemple.
    L'admission dans les arts et métiers doit être un acheminement à la faculté d'exercer la chirurgie, la médecine, d'être apothicaire et accoucheur. Les Juifs exercent ces arts et ces professions dans la plupart des États de l'Europe, ils les ont exercés autrefois en France avec succès; Silva et Montalto sont parvenus au plus haut degré de gloire et de confiance auxquels on puisse aspirer, puisqu'ils ont eu l'honneur de devenir médecins de nos rois.
    L'art du chirurgien et la profession du médecin supposent l'admission aux écoles publiques et aux universités, les Juifs y sont admis dans plusieurs états de l'Europe. L'admission aux écoles publiques et aux universités suppose aussi l'entrée aux académies; car on ne désire acquérir des connaissances que pour jouir des avantages qu'elles procurent. Si ces heureuses révolutions ont lieu en France on verra que ce qu'on appelle si improprement et si injustement le caractère moral des Juifs n'est qu'un préjugé et une chimère ...


    7° S'il ne serait pas à souhaiter pour eux qu'ils cherchassent à s'incorporer davantage avec les autres habitants du Royaume; en ne laissant subsister que les différences qui tiennent si essentiellement à leur religion qu'il serait impossible de les anéantir.
    Nous observerons pour répondre à la septième question que les Juifs s'incorporeront naturellement et par degrés avec les autres habitants du royaume, si on anéantit les distinctions qui les humilient, et si on cesse de les tenir dans les angoisses continuelles de la crainte. Les Juifs devraient pouvoir être admis dans les Chambres de Commerce et dans les assemblées municipales.


    8° Quels peuvent être les motifs qui semblent les éloigner de la culture et de l'exploitation des terres; car on ne voit guère que dans un aucun pays ils s'y soient jamais attachés?
    Nous répondons à la huitième question. La garde des troupeaux et l' agriculture furent l'occupation des premiers hommes et des patriarches. Fuit autem Abel pastor ovium.
    Flavius Josèphe nous apprend que les habitants de la Judée ne se mêlaient point de trafic et que ses compatriotes se renfermaient dans la culture des terres. Les Juifs ont une série de faits qui prouvent qu'ils n'ont cessé d'être agriculteurs que lorsqu'il ne leur a plus été permis de cultiver des terres en propre et qu'ils ont perdu l'espoir d'en posséder.
    Les Juifs furent "agricoles"  en France tant qu'ils crurent qu'on respecterait leurs propriétés; mais ils furent souvent désabusés de cette espérance. Les persécutions de toute espèce, les expulsions et les confiscations qu'ils éprouvèrent, en les rendant défiants, les détournèrent insensiblement de l'agriculture et leur firent perdre le goût d'une occupation qui plus que toute autre, demande un état permanent. On pourrait appliquer ici aux Juifs une réflexion bien judicieuse de l'illustre auteur des deux mémoires sur les Protestants; il observe au Roi, que le citoyen qui ne s'occupe pas de lui seul et qui pense à sa famille doit craindre pour ses enfants et ses petits-enfants, que les successeurs du Roi n'aient pas la même façon de penser que lui, surtout dans une matière où on croit la religion intéressée et où les Ministres de la religion catholique ont quelquefois abusé de l'empire que leur donne leur caractère sur un roi pieux.
    Concluons donc que la politique qui ne permettrait pas aux Juifs d'avoir des terres en propre, d'après les lois solennelles et positives, serait déraisonnable.


    9° Ceux surtout qui s'emploieront à l'agriculture auraient peut-être de la peine à se tirer d'affaire s'ils n'avaient pas la faculté de travailler les Dimanches et les fêtes?     Nous observerons sur la neuvième question que ce que nous venons de dire doit faire espérer qu'il sera permis aux Juifs de posséder des terres dans toutes les provinces de France comme ils en possèdent dans la Province de Guyenne et qu'ils auront à cet égard la liberté de les cultiver eux-mêmes ou de les faire cultiver.


    10° S'il y a parmi eux différentes sectes qui les distinguent à un certain point et si elles ont entre elles quelques diversités de dogmes ou de pratiques religieuses savoir par exemple sur quoi est fondée en France la distinction entre les Juifs portugais, allemands, Juifs avignonnais ?
    Nous observons sur la dixième question que nous avons parlé à la section 9 du chapitre 1er des différentes sectes qu'on trouve encore parmi les Juifs.
    Nous avons parlé à la section 7 et 8 du chapitre 1er et la section 2 et 3 du chapitre 2 sur quoi est fondée, non seulement en France, mais dans toute l'Europe la distinction entre Juifs portugais, Juifs allemands [sic] et Juifs avignonnais" .


    11° Il paraît qu'en Alsace ou en Lorraine, d'après les capitulations mêmes de ces Provinces, ils y jouissent d'une existence légale; mais d'ailleurs si restreinte qu'ils n'y ont pour ainsi dire aucun des droits de citoyen; ils ne peuvent ni acquérir des fonds, ni exercer pour ainsi dire aucun métier; en conséquence ils se livrent à l'usure et excitent par-là des plaintes journalières; ne préféreraient-ils pas abandonner les espèces de privilèges qui comme on vient de le dire aux capitulations de ces provinces, et d'après lesquels ils font véritablement un peuple à part, qui vit sous l'empire de ses lois particulières et qui est gouverné par ses Juges?
    Ne préféreraient-ils pas dis-je d'être rendus à l'état de tous les autres citoyens et d'avoir comme ceux de la Guyenne la faculté d'employer leurs fonds soit dans le commerce soit en acquisition d'héritages ou de toute autre manière sans avoir à solliciter des lettres particulières du Prince ou des privilèges qui ne s'appliquent qu'à tel ou tel individu?
    Nous observerons sur la onzième question que lorsque l'Alsace passa en 1648 sous la domination française, les gentilshommes de quelques communautés conservèrent le droit de recevoir les Juifs dans leurs villes et villages et de leur faire payer tous les ans une espèce de taille pour droit d'habitation; ce droit était ancien et ils le percevaient dans le temps que la maison d'Autriche était en possession de cette province.
    Pierre Chermont prétendit en qualité d'adjudicataire des domaines d'Alsace que les droits que les Juifs payaient par ménage, étaient des droits domaniaux et souverains qui ne pouvaient être exigés que par le Roi. L'affaire ayant été portée par-devant M. de la Rivière, Intendant d'Alsace, il condamna le 19 août 1672, tant les Juifs de la Haute que de la Basse-Alsace, à payer à Pierre Chermont 10 florins et demi pour chaque famille sans préjudice du droit des seigneurs particuliers qu'il fixa à 10 florins tant pour le droit d'habitation que pâtures, corvées, chauffages et autres.
    Ainsi la première Ordonnance qui les concerne depuis la capitulation, au lieu d'adoucir leur sort, n'a fait que l'aggraver.
    Les Rabbins sont dans l'usage dès le temps des Empereurs d'apposer scellés sur les biens et effets des successions des Juifs et d'en faire l'inventaire et le partage suivant les lois de Moïse, et cet usage a eu lieu sans interruption depuis la réunion de la province d'Alsace à la couronne.
    Un arrêt du 27 novembre 1719 fit défendre au Rabbin de Ribeauvillé et à tous autres d'apposer des scellés et de s'immiscer dans le partage des successions des Juifs attendu est-il dit que cela est contraire aux lettres patentes à eux accordées par lesquelles il ne leur est attribué aucune juridiction réelle...  Il intervint le 18 septembre 1720 un arrêt interprétatif de celui du 27 novembre 1719 qui permet aux Rabbins l'apposition des scellés et la confection d'inventaires dans les cas où il n'y a pas de Chrétiens intéressés.
    Les Juifs d'Alsace tiennent fortement à ce privilège; ils regardent comme un point de religion de régler les successions d'après les lois de Moïse et ils seraient extrêmement sensibles à toute innovation à cet égard. Cela confirme ce que nous avons déjà prouvé de leurs opinions. Et leurs mœurs sont bien différentes de celles des Juifs portugais.


    12° Quels seraient les arrangements qu'ils pourraient prendre pour que chacun de ceux qui seraient dans le cas de porter les armes fut dispensé du service militaire [sic]...
    À Bordeaux, plusieurs Juifs sont reçus bourgeois de Bordeaux et tous gardent la ville avec les autres citoyens. Les Juifs se sont toujours présentés pour porter les armes lorsque leur patrie avait besoin de leur secours ou qu'elle a été menacée de quelque incursion subite; ils défendirent Naples contre Bélisaire, Prague contre les Suédois, Gibraltar dans la dernière guerre et ils se sont distingués en 1781 sur les vaisseaux des Provinces Unies, enfin ils prirent les armes, même le samedi, lors de la dernière révolte du pain à Bordeaux...


     13ème et dernière question. Engager les Syndics de la Nation à s'expliquer sur l'espèce de constitution qu'ils pourraient particulièrement désirer d'avoir en France.
    Vu des Syndics de la Nation Juive, sur l'espèce de constitution que les Juifs désirent particulièrement d'avoir en France. - Avant d'établir le plan de constitution que la Nation Juive désire d'avoir en France, nous prions de ne pas perdre de vue qu'en envisageant indistinctement tous les Juifs établis dans le royaume sous les mêmes rapports relativement aux droits civils la loi qui interviendra ne doit pas interdire à chaque corporation ou congrégation son régime particulier, d'autant que cette faculté ne porte aucune atteinte aux droits civils des Juifs entre eux ni à ceux des autres sujets du roi et qu'il est avantageux pour le bon ordre et la police que les lois que nous allons proposer soient adoptées par le Gouvernement.
    1ère Les Juifs espagnols et portugais désirent particulièrement être maintenus dans les privilèges qui leur ont été accordés en 1550. Confirmés par les Rois prédécesseurs de Sa Majesté et par Sa Majesté elle-même, par les Lettres patentes de 1776 d'être maintenus et conservés dans leurs corporations et congrégations et dans les règlements et statuts qui concernent leur police intérieure tant à Bordeaux que dans les pays de Labour et autres lieux où ils sont établis... Ils désirent aussi que les privilèges accordés à d'autres Juifs, soit dans la ville de Bordeaux, soit dans d'autres villes du Royaume leur soient conservés ainsi que leur régime particulier.
    2° Que la nouvelle loi rappelle d'une manière claire et précise que les Juifs pourront s'établir et demeurer dans toutes les villes, bourgs, villages, etc. Pour les Colonies d'Amérique, dérogation à l'article 1 er de l'Édit de 1685.
    3° Que les mariages des Juifs continueront à être célébrés comme par le passé suivant les rites et usages judaïques...
    4° Qu'aucun Juif ne pourra exercer la faculté du divorce que s'il se présente cependant quelque cas grave...
    5° et 6° L'anneau qui répond aux fiançailles des Chrétiens, ne pourra être donné qu'en présence des père et mère tuteurs ou curateurs et qu'en présence de trois témoins pris dans la classe des contribuables aux impositions...
    7° Les déclarations de l'état civil seront faites par-devant le premier officier de la justice des lieux.
    8° et 9° Seront tenus les époux et les épouses de se présenter en personne et avec deux témoins qui auront assisté à la célébration du mariage devant le Juge royal ou seigneurial du ressort de leur domicile, auxquels ils feront leur déclaration de mariage... Les mineurs devront se présenter devant les juges pour ces formalités de mariage en présence de leurs parents, tuteurs ou curateurs.
    10° Le régime matrimonial et ses successions seront réglés selon les lois du royaume ou le statut personnel.
    11° et 12° Les Juifs pourront exercer tous les arts et métiers sans exception : ... Ils pourront être apothicaires, chirurgiens, médecins, accoucheur ...s
    13° Les Juifs pourront acquérir et posséder des fonds de terre et des maisons dans tout le Royaume, pays, Terres et seigneuries de l'obéissance de Sa Majesté, comme dans la Province de Guyenne...
   14° Les Juifs pourront disposer comme par le passé de leurs biens et les legs et donations qui pourraient leur être faits par des Chrétiens seront bons et valables.   
    15° Les structures de la Communauté seront maintenues. Leurs enfants pourront être admis dans les collèges publics pour y faire leurs études de même qu'aux universités pour y prendre les grades de Docteurs en médecine.
    16° et 17° Comme il est juste que ceux qui contribuent aux progrès du commerce soient admis aux assemblées qui en dirigent les principales opérations, les Juifs seront appelés aux assemblées des chambres de commerce établies dans le royaume... Comme il est juste aussi que ceux qui contribuent aux charges d'une ville y soient considérés comme les autres, les Juifs devront être appelés aux assemblées de ville ainsi que les autres citoyens.
    18° Pas un Juif ou Juive ne pourra s'établir dans le royaume, ni d'une ville dans une autre sans être reconnu... par l'assemblée de la nation...
    19° Les Juifs paieront la Capitation et autres impositions royales ainsi que celles qu'ils s'imposent eux-mêmes pour le soulagement de leurs pauvres dans leurs corporations respectives.
     20° Les Syndics et adjoints de la nation feront l'office de Juges conciliateurs dans tous les différents qui s'élèveront entre Juifs, tant en matière civile que pour fait d'injures...


  
  Les Juifs de Bordeaux, dans leur Mémoire pour la Nation Juive portugaise, répondent aux douze questions posées par Malesherbes.. La treizième et dernière question donne, en vingt autres réponses les vues des Syndics de la Nation Juive sur le genre de constitution que les Juifs désirent particulièrement avoir en France: conserver l'organisation corporative, ou communautaire, avec ses us et coutumes, et obtenir l'égalité avec les autres Français. (Texte recopié de Juifs de France de Richard Ayoun, ed: l'Harmattan)